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N° 64 : Famille, famille 15.12.2015

 

Étrange sentiment des chrétiens autour du “Synode sur la famille”. Dans un premier temps, après le bannissement d’un prince rebelle sur une île, le coup de presse d’un prélat en mal de clientèle et le col romain rose fuchsia d’un monsignore, ils furent pris de panique ou d’espoir ; mais très vite, ensuite, ils ont sombré dans l’indifférence, puisqu’apparemment, rien ne devait changer. Ni le redressement attendu par les uns, ni l’ouverture souhaitée par les autres. L’Église, dernier rempart de la famille, après s’être opposée, seule contre tous et même contre ses fils, au divorce, à la contraception, à l’avortement et au mariage homosexuel, serait-elle à bout de souffle ? Le pape François veut prendre le temps de la méditation avant de se prononcer définitivement, laissons-lui notre confiance.

 

Entre-temps, les buanderies de la bienpensance parisienne se sont empressées de publier des hors-série sur la révolution des modèles familiaux depuis cent ans. Je me suis précipité sur l’un d’eux qui prétend joindre la science à la vie. De l’argent au caniveau ! Quelques statistiques intéressantes, certes, mais aussi un ramassis de poncifs contradictoires : les races n’existeraient plus, mais la classe sociale serait un héritage génétique ; les unions et désunions n’auraient plus de limites, mais les enfants auraient besoin d’une longue protection complémentaire de leurs parents pour se construire. Heureusement, il existerait encore, nous dit-on, en quelques forêts impénétrables, des sociétés polygames, polyandres, et même où tout le monde est fils, fille, mari ou femme de tout le monde. Quelle fantastique perspective ! Eux-aussi sont vides d’idées. Tant mieux.

 

Nous sommes loin de la conception simple du bonheur conjugal chez nos ancêtres, il y a déjà près de 3 000 ans. On pourrait dire avec Hésiode, en effet, qu'il leur fallait trois choses : “un toit, tout d'abord, puis une femme et un bœuf”. Aristote rebondit sur cette citation pour décrire la vie familiale (Les Économiques) en des termes d’une délicatesse inattendue pour qui est habitué à la sécheresse de son écriture ; inattendue encore davantage pour la plupart d’entre nous qui ignorons, finalement, cet aspect du passé des hommes. Sa philosophie se résume, elle aussi, à trois mots : souveraineté, justice et prospérité.

 

Le toit protège, en effet, la petite souveraineté du foyer. Il recouvre un sanctuaire au seuil duquel le monde extérieur se doit de frapper et patienter qu’on lui ouvre. Posséder une parcelle d’espace garantit de pouvoir vivre libre, un moment, de toutes nos sujétions extérieures. Lieu de ressourcement, la demeure abrite la paix et la joie familiales ; berceau des naissances et des événements, elle se patine de l’espoir et l’histoire de ses hôtes. Elle est aussi parfois le creuset des drames où le courage se forge ensemble. C’est en ses murs seuls que peut se vivre le véritable communisme. Pourrait-on développer davantage les programmes d’accès à la propriété populaire ? Comment, aussi, se préserver de l’envahissement numérique du dehors dans toutes les pièces du domicile ?

 

Quelle fut la place de la femme dans les sociétés archaïques et païennes ? Celle d’un être inférieur et asservi ? La nature, dit Aristote, a voulu une étroite communion des sexes pour donner la vie et la faire prospérer. Dans le monde animal, elle est impérieusement régie par l’instinct, parfois fruste et souvent surprenant d’humanité. Mais l’homme est un animal intelligent et c’est l’esprit qui préside à ses passions. Cette règle supérieure dans les relations humaines porte un nom solennel : la justice – celle qu’on a à cœur de rendre aux autres (et non pas celle qu'on revendique pour soi).

 

« Que d’attentions ne doit-on pas déployer … », écrit Aristote, « … envers la mère de ses enfants, qui est le sein de la semence d’où surgira une âme ! Négliger l’épouse, c’est tout autant mépriser Dieu ». Et d’énumérer les devoirs de l’homme envers la femme : travail acharné, protection de sa fragilité, confiance en sa gestion, souci partagé de l’éducation des enfants, affection sincère et, par-dessus tout, fidélité irréprochable, à l’exemple d’Ulysse. « Les lois doivent protéger la femme et la préserver de toute injustice … car si, dans la prospérité, il est facile de trouver des amis, dans l’adversité, ne demeure auprès de l’homme que l’épouse aimante » ajoute notre auteur. Où en sommes-nous de la justice sociale due aux mères de famille ?

 

Un bœuf aux labours ! Toute la sérénité de l’homme sûr de sa contribution à la prospérité commune, parce qu’il possède l’outil de travail et l’expertise assurant un profit légitime pour le service rendu. Le père ou la mère de famille qui travaille “à son compte” le sait : vie familiale et vie professionnelle sont alors intimement liées ; leur succès et leur échec vont de pair. Pour les grecs, c’est d’ailleurs le même mot, qui désigne aussi “la maison”.

 

Il est vraisemblable que l’envahissement du contrat de travail salarié intouchable ait distendu le lien entre l’homme au travail et l’homme chez lui. Il a plus ou moins fait de l’employé ce mercenaire auquel le troupeau n’appartient pas et qui s’enfuit à la vue du loup. C’est d’ailleurs pourquoi certains l’ont rendu de plus en plus précaire : l’inquiétude contraint au zèle. Donner aux travailleurs une forme de propriété de leurs outils, de leur savoir et de leur environnement professionnel ne contribue pas peu, pourtant, à la prospérité des nations. Quelles avancées seraient encore possibles dans l’accès au capital des entreprises par leurs membres ? dans l’acquisition de savoir-faire ? dans la facilitation des très petites entreprises ?

 

« Il n’y a pas qu’une seule lutte … », crie encore Hésiode du fond de l’Histoire, « … mais deux » : le travail, dont la joie annonce la prospérité, ou la guerre dont les plaisirs précèdent la ruine. Combien de temps encore pousserons-nous toute une jeunesse à la guerre en lui refusant une place active dans la société ?

 

Un toit, tout d’abord, pour la souveraineté, puis une femme pour la justice et le bœuf, enfin, pour la prospérité, y a-t-il plus urgent pour notre temps ? La famille est la communauté primordiale et la plus naturelle qui soit ; elle est l’ancre qui arrime dans la chair et le sang toutes les autres collectivités, de l’usine à l’Europe. Décrochez-là, comme les mondialistes tentent de le faire à coups de boutoir depuis un siècle, et toutes les autres erreront dans l’espace vide et glacial des idéologies et de la finance.

 

Pourtant comme la garrigue, plus on l’arrache et plus elle repousse, ici ou ailleurs ; comme l’eau, elle perce le béton et rafraîchit l’atmosphère à chaque résurgence. Plus vive et pullulante, plus conquérante que ses prédateurs. Car ce “modèle” n’est pas centenaire, ni même plurimillénaire, il est éternel comme les formes de vie les plus persistantes.

 

 
 
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