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N° 75 : Magnificence 25.06.2019

      Parfois, la simple silhouette mouvante d’un nuage dans l’azur suffit à évoquer en nous des souvenirs joyeux ou nostalgiques et nous fait entrer un instant dans une méditation intime. Alors, combien davantage, les images de l’embrasement de Notre-Dame ! Ce désastre n’aura-t-il été qu’un pur accident du hasard, rien ne peut empêcher qu’il nous inspire en silence des réflexions essentielles sur la destinée humaine et ses œuvres.

 

      Quel concours de circonstances improbable, en effet, a réuni ce soir du 15 avril des millions de français devant leur télévision ? Impatients d’écouter une réponse politique à leur colère, ils ont, en lieu et place, assisté stupéfaits à cet avertissement sacré. Comment, contemplant impuissant la flèche se briser et fondre dans la furie des flammes, ne pas s’interroger sur la vanité des constructions humaines en butte aux forces invincibles de la nature ? Comment, devant la danse infernale de ce feu en croix, dévorant la charpente de part en part, ne pas frémir à la pensée de la fournaise écarlate qui attend les âmes sacrilèges ? Comment ne pas être surpris par tant d’autres images apocalyptiques ? Comme ce coq qui fut une arche de salut pour les reliques qu’il enserrait, en les protégeant du déluge de feu.

 

      Comment expliquer ce milliard d’euros, promis trois jours plus tard à peine pour la résurrection de Notre-Dame ? À la surprise générale, les plus grandes fortunes de France ont spontanément offert leur contribution à la mesure de leur richesse. Et c’est de cela que nous voudrions parler – de magnificence, de la vertu des magnifiques. Elle est la grandeur des riches qui se prêtent à de grandes dépenses pour de grandes causes.

 

      Pour mieux la faire comprendre, saint Thomas, après Aristote, l’oppose à la ladrerie de certains fortunés. Protestant qu’ils déboursent plus qu’il ne le faudrait, ils exigent en permanence de faire des économies. À force de différer les dépenses, leurs décisions interviennent souvent trop tard et ils s’exécutent à regret. En tout, ils pèchent par défaut, se plaignent avec constance et se privent à jamais de la joie d’avoir bien agi. Ce sont d’éternels malheureux. Molière, par la suite, fit de l’avare le personnage central d’une de ses plus célèbres comédies. À l’inverse, le “flambeur” – c’est, à la lettre, le nom donné par Aristote au prodigue – dilapide ses biens de façon insensée en des occasions souvent ridicules, pour le seul plaisir de faire étalage de son argent jusqu’à ce que la ruine le rattrape.

 

      Le magnifique, en revanche, agit avec la mesure qui sied aux puissants. Il n’hésite pas à engager de son propre chef des sommes exceptionnelles ; il le fait même avec empressement et plaisir, sans mettre pour autant son patrimoine en péril. Mais sa motivation est à l’aune de la noblesse de la cause, qui doit être éclatante aux yeux du monde. Ces causes, nous dit Aristote, regardent avant tout le culte public rendu aux dieux ou encore la défense du bien commun de la cité ; plus accessoirement ce sont aussi les réceptions mondaines qu’un mécène organise en de grandes occasions, ou l’entretien d’une demeure à l’image de sa renommée. Lui qui est expert dans les échanges lucratifs, il n’attend aucune rentabilité pécuniaire en ces domaines, car seul compte à ses yeux le rayonnement de son action.

 

      Éclatante, Notre-Dame l’est au-dessus de tout. Quoi qu’on en ait dit, ce n’est pas seulement parce qu’elle est un chef d’œuvre architectural ou le symbole de notre histoire nationale qu’elle suscita une telle émotion dans le monde entier. La profanation de l’Arc de Triomphe, un peu auparavant, avait laissé les comptes en banque bien impassibles. Même le “Loto du Patrimoine”, pourtant considéré comme un succès, ne supporte pas la comparaison. Non, sa gloire lui vient d’ailleurs, d’en-haut. Sa flèche était la chaîne d’une ancre jetée de la France vers les cieux, et c’est pour la réamarrer à bon port que ces familles se sont hâtées d’offrir les moyens nécessaires, et plus encore. À cette occasion, elles illustrent à la perfection en tous ses traits, la vertu de magnificence décrite par Aristote.

 

      Mais les bons esprits charitables n’ont pas tardé non plus à se faire entendre : « Tout cet argent pour des pierres alors qu’il y a tant de misère sociale ! » L’ostentation de la fortune est à leurs yeux une attitude païenne incompatible, paraît-il, avec “l’esprit des Béatitudes” et “la priorité donnée aux pauvres”. On ne peut dès lors que les inviter à relire l’Évangile. La magnificence y est louée, même à l’égard des pauvres, au moins en trois occasions.

 

      Une première fois lorsque Zachée s’écrie : « Voici, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus ». Une seconde fois quand Joseph, homme riche d’Arimathie, membre honoré du Grand Conseil et disciple du Christ, alla trouver Pilate pour recouvrer le corps de Jésus, l'envelopper dans un linceul blanc qu’il venait d’acquérir, et le déposer dans son sépulcre neuf, qu'il avait fait tailler dans le roc au milieu d’un jardin.

 

      Une troisième fois, la plus admirable sans doute, à l’occasion d’un repas auquel le Christ prend part, une semaine avant la Passion. Une femme aux nombreux péchés verse, d’un flacon d’albâtre, un parfum de grand prix sur la tête de Jésus. Les disciples s’indignent : « À quoi bon ce gaspillage ? On aurait pu vendre ce parfum pour beaucoup d’argent que l’on aurait donné à des pauvres ». Mais Jésus les reprend : « Il est magnifique, le geste qu’elle a fait à mon égard. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Amen, je vous le dis : partout dans le monde entier où cet Évangile sera proclamé, on louera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire ». Alors, Judas se rendit chez le Grand Prêtre.

 

      Ce milliard d’euros promis pour le salut de la cathédrale est une véritable page d’Évangile. C’est aussi une leçon d’éthique humaine et sociale. Les donateurs – sont-ils disciples du Christ, sont-ils de grands pécheurs ?  – seront loués partout où la nouvelle renommée céleste de Notre Dame de Paris s’étendra. Les Judas bien-pensants, entre-temps, continueront de fomenter la chute de la chrétienté.

 
 
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