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N° 74 : Le temps 10.03.2019

      Le dernier numéro, déclaré “collector”, de la revue Pour la science est tout entier consacré au temps. Y revient comme un refrain l'aveu bien connu d'Augustin : « Le temps ? Si l'on ne m'interroge pas sur ce qu'il est, je le sais, mais dès qu'on me le demande, je ne sais plus l'expliquer ». Cet aphorisme illustre à merveille la grande confusion des scientifiques sur ce sujet. Jugeons ici non pas de leurs équations mathématiques, mais bien de leurs discours.

 

      Tout commence avec Newton : « Quant au terme de temps, il est bien connu de tout le monde ». Mais pour éviter des erreurs, il faut distinguer : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d'extérieur, coule uniformément et s'appelle durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire est cette mesure sensible et externe d'un moment pris du mouvement ». Le temps et l'espace “vrais” deviennent les dimensions scientifiques a priori de tous les phénomènes physiques, sans dépendance envers eux. Ils seront au fondement de L'esthétique transcendantale d'Emmanuel Kant. Cette conception philosophico-scientifique d'un temps détaché des événements et absolu s'est tellement imposée à nos esprits depuis plus de trois siècles qu'elle nous est devenue comme spontanée et naturelle ; « … bien connue de tout le monde » !

 

      Mais l'évolution des sciences confronte aujourd'hui les savants à cette épreuve cruciale : par quoi remplacer la définition newtonienne devenue obsolète, sans revenir au temps “vulgaire” ? C'est tout l'objet de ce numéro collector. En effet, même si les équations de Newton demeurent, paraît-il, un cas particulier de celles d'Einstein, les visions de l'univers des deux théories, en revanche, sont en radicale contradiction. En gros, la première est droite, immobile, vide, infinie et absolue, là où la seconde est courbe, dynamique, remplie, finie et relative.

 

      Le centralien et docteur Etienne Klein, "grand témoin" de ce Hors-Série, résume assez bien certaines hésitations : le temps est-il « principe de changement ou enveloppe invariable de toute chronologie ?  », « être physique ou produit de la conscience ?  », « Le temps s'identifie-t-il aux événements dont il est le support ?  » Mais sa réponse est assez désolante : « Choisissons de ne pas tenir compte de ces difficultés » pour revenir sans le dire à la conception newtonienne du “vrai” temps. Le formatage des esprits est tenace.

 

      Face à l'incompatibilité des visions de l'univers évoquée plus haut, le professeur Carlo Rovelli propose, lui, « d'abandonner la notion de temps tout entière ». Par une étrange revanche, la définition newtonienne résumée au début de son article, est devenue à son tour la pensée naïve et vulgaire. « C'est toute la conception newtonienne du temps qui s'effondre ». Le concept d'“espace-temps” consacrerait la réduction du temps à de l'espace parcouru à vitesse constante. Mathématiquement, il n'y aurait donc plus de temps, mais que de l'espace.

 

      Dès lors, le temps n'étant plus un concept scientifique, la science renoncerait à dire ce qu'il est, et pourrait même affirmer son inexistence. Suivent, au fil des pages, un certain nombre de spéculations sur l'élasticité du temps et les voyages dans le futur ou le passé. Ces derniers écrits prouvent assez combien l'exigence de rigueur mathématique en sciences peut faire bon ménage avec une forme infantile de raisonnement chez certains savants. Enfin, les sciences neurologiques et psychologiques réduisent le temps à une production cérébrale (pour le dire vite).

 

      Ce qui ne laisse pas d'étonner, cependant, c'est qu'au détour de telle ou telle réflexion, se fait parfois jour une notion renouvelée du temps étrangement proche de celle de Thomas d'Aquin à la suite d'Aristote. Ce serait un mouvement, ou plutôt quelque phénomène attaché au mouvement. Loin, donc, d'être un axe extérieur d'écoulement, il s'agirait au contraire d'une propriété intime des événements. Inapte à mesurer, le temps resterait mesurable. Exactement ce que Thomas appelle un “nombre nombré” !

 

      Qu'est-ce donc, grands dieux, qu'un “nombre nombré” ? Il s'agit simplement de l'une ou l'autre dimension des choses qui se chiffre par une mesure extérieure. Par comparaison, la taille est une dimension physique d'un corps dont on peut lire la mesure sur les graduations d'une toise, mais le chiffre sur cette règle n'est pas la taille de la personne, c'est un nombre. Ce dernier peut d'ailleurs être fixé par un autre système de mesure et dans une autre unité donnant un chiffre différent, sans que la taille de l'objet ne change. La taille d'une personne est un “nombre nombré”, le repère sur la toise, un “nombre nombrant”. De même, autre exemple, la valeur foncière d'une maison est mesurée par un tarif immobilier, mais ne vaut pas ce document de papier. Le temps n'est pas davantage une mesure du mouvement, il en est sa “taille” en quelque sorte. Chaque mouvement a son temps intime, qui est sa dimension de déroulement « selon l'avant et l'après » (Aristote). C'est d'ailleurs par un autre mouvement qu'on le mesure, celui d'aiguilles sur un cadran, par exemple, ou bien encore celui de l'horloge interne de notre conscience.

 

      Rendons d'ailleurs cette justice aux sciences neuropsychologiques : la durée d'un événement paraît varier selon la façon dont il est vécu, car la conscience des choses s'accompagne toujours d'un mouvement cérébral. Or, la vitesse de ce dernier, son intensité, voire son sommeil, influeront grandement sur la perception subjective du temps, comme le montrent les expériences d'hypnose ou de choc émotionnel.

 

      Mais si chaque mouvement a son temps et que sa perception puisse changer selon les individus, se pose alors la question de l'objectivité du temps. Pourra-t-on comparer des temps entre eux et les rapporter à une référence commune ? Comme le temps est quelque chose du mouvement, c'est sans doute de ce côté qu'il faut chercher la réponse.

 

      Un mouvement n'apparaît jamais de façon spontanée, il est toujours provoqué. De deux façons : comme l'effondrement d'une falaise fait suite, à un moment donné, à la répétition des vagues contre elle, ou bien comme le mouvement des vents marins pousse la houle à se briser régulièrement sur la côte. La première causalité a quelque chose de fortuit, tandis que la seconde est constitutionnelle. C'est celle-ci que nous retiendrons : tant que le mouvement de la cause perdure, celui de l'effet continue, mais dès que le premier cesse, le second s'achève aussi. Donc, dans cette configuration, les deux mouvements sont indissociables et le temps de la cause est indistinctement celui de l'effet ; c'est là le point fondamental à comprendre.

 

      Car les vents marins ont eux aussi leur cause intrinsèque qui est la variation de pression atmosphérique, et leur temps est celui des changements saisonniers. Et quel est, à son tour, le cycle planétaire à l'origine de l'évolution des saisons ? Très vite, pour expliquer le moindre mouvement naturel (ou de conscience), nous devons quitter l'orbite terrestre, et son temps se révèle comme une parcelle du temps cosmique.

 

      À la suite d'un raisonnement de ce genre, saint Thomas fut conduit à reconnaître après d'Aristote, un mouvement premier et global de l'univers, cause permanente de tous les autres et sans lequel aucun autre n'est possible. Gödel avait lui aussi proposé une hypothèse approchante à Einstein pour ses 70 ans, nous rapporte notre Hors-Série : un univers non isotrope doté d'un mouvement de rotation selon une direction privilégiée.

 

      Le temps d'une telle révolution universelle serait dès lors le temps au cœur de tous les temps.

 
 
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