Ethique à Nicomaque

 

PREMIÈRE LEÇON DU COMMENTAIRE DE L’ÉTHIQUE A NICOMAQUE.

 

 Aristote écrit au début de sa métaphysique que le propre du sage est d'ordonner. La sagesse est la puissance la plus achevée de la raison et elle se caractérise par la connaissance de l'ordre. Si les sens peuvent saisir différentes réalités en elles-mêmes, seule l'intelligence ou la raison peut percevoir les liens de l'une à l'autre. Or l'ordre entre les choses est double : c'est d'abord celui des parties d'un tout ou d'un ensemble, comme la disposition des salles dans une maison ; c'est aussi et surtout l'ordre d'une chose à sa fin. L'organisation des différents bataillons d'une armée s'explique par l'ordination de celle-ci tout entière à son chef. La raison peut avoir quatre attitudes vis à vis de l'ordre : – l’observer sans l’avoir fait, comme pour l'organisation de la nature, – l’étudier pour conduire sa propre réflexion en disposant les concepts et les mots pour les signifier, – l’examiner pour diriger les actes de la volonté, – enfin l'analyser pour l'exprimer dans une œuvre dont elle est l'auteur, telle qu'une maison ou un meuble.

 

L'œuvre de la raison se perfectionne par la capitalisation d’acquis, et suivant l'ordre qu'elle considère, on distingue différentes sciences. L'ordre des choses que la raison observe sans l’avoir fait relève de la philosophie de la nature (l’expression « philosophie de la nature » englobe dans ce contexte la métaphysique) ; celui qu'elle étudie pour l'appliquer à sa propre activité est l'objet de la philosophie rationnelle, science des relations entre les éléments du discours, ses principes et ses conclusions ; celui des actions volontaires intéresse la philosophie morale ; et l'ordre que la raison extériorise dans une œuvre est la matière des arts et techniques. Par conséquent, la caractéristique de la philosophie morale, qui nous occupe présentement, est d'analyser les actes humains dans leurs relations mutuelles, et face à leurs fins.

 

Précisons qu'il s'agit bien d’“actes humains”, qui procèdent de la volonté dirigée par la raison. Il existe en effet chez l'homme des opérations qui n'y sont pas soumises. Nous ne les dirons pas proprement humaines, mais naturelles, comme par exemple celles de la vie végétative. Elles ne relèvent nullement de considérations morales. De même que le sujet de la philosophie de la nature est le mouvement ou l'être doué de mouvements, de même celui de la morale est l'acte humain ordonné à une fin ou encore l'homme dans ses actions volontaires et finalisées.

 

L'homme est un animal qui par nature vit en société, car les besoins auxquels il ne peut subvenir par ses seules forces sont nombreux. Il fait donc naturellement partie d'une collectivité qui lui procure l'assistance nécessaire à une vie décente. Cette aide lui est utile à deux degrés : Il reçoit d'abord de la communauté familiale dont il est membre les biens sans lesquels il ne peut survivre. Tout homme doit à ses parents le jour, la nourriture et l'éducation, et les personnes d'une même famille s'entraident dans les obligations quotidiennes de l'existence. Mais afin de pouvoir ensuite vivre pleinement heureux, en disposant de tout ce qui y contribue, l’homme reçoit de la collectivité civile à laquelle il participe non seulement l'aide matérielle de tous les services que la seule famille ne peut assurer, mais aussi l'assistance morale des pouvoirs publics lorsque par exemple, ceux-ci réfrènent la délinquance en menaçant de punir des adolescents que les parents n'ont pu corriger par leurs admonestations.

 

Notons que l'unité d'un ensemble comme la société civile ou la communauté familiale n'est pas absolue car elle ne lui vient que de son organisation. Ces ensembles ne sont pas intrinsèquement uns. Leurs parties peuvent poser des actes qui ne sont pas ceux du tout : les manœuvres des soldats ne sont pas nécessairement celles de l'armée entière. Cela n'empêche cependant pas que certaines opérations telles que livrer bataille, soient propres à l'armée dans sa totalité, et non à tel ou tel de ses éléments. De même le halage d'un bateau est l'œuvre de tous ceux qui le tirent. Il y a d'autres entités qui ont une unité non seulement d’organisation, mais aussi de constitution, de liaison ou encore de continuité. Leur unité est absolue, et l'opération d'un de leurs composants est nécessairement celle du tout. Dans un continuum, le mouvement de la partie est le même que celui du tout, et l'opération d'un élément constitutif ou d'un maillon est d'abord celle du corps ou de la chaîne. Cela explique que l'étude de ce genre d’entités et de leurs composants relève d'une même science, ce qui n'est pas le cas de la société et de ses membres.

 

La philosophie morale est divisée en trois parties : la morale personnelle qui porte sur la finalité des actes individuels, l’économie domestique qui traite des activités familiales, et la politique qui étudie la vie sociale. L'éthique d'Aristote aborde la première partie, et s'ouvre sur un proœme donnant l'intention du traité, son mode de procéder et les qualités nécessaires à son étude. Mais avant de développer son sujet, Aristote doit parler de la nécessité de la fin et des rapports qu’entretiennent avec elle les actes et les pratiques.

 

Le moteur des actes humains est double : ce sont l’intelligence et la raison d’un côté, et l'appétit de l'autre. La considération de l’intelligence porte sur les domaines spéculatifs et pratiques, tandis que le choix et l’exécution relèvent de l’appétit rationnel. Ces facultés sont toutes deux finalisées (le vrai est en effet la fin de l'étude théorique). A l'intelligence spéculative, le philosophe fait correspondre la doctrine par laquelle le professeur transmet sa science à ses élèves ; à l'intelligence pratique, l’art, qui est la règle du savoir-faire ; à l'appétit rationnel, le choix ; et à l’exécution, le geste. Il ne fait pas mention de la prudence, acte de la raison pratique comme l'art, car c'est elle qui choisit, et il en conclut qu'à l'évidence, chacun tend vers un bien.

 

Aristote développe son propos sur le bien en étudiant ses effets. Le bien a souvent été regardé comme une des réalités les plus importantes, à tel point que les platoniciens le placèrent au dessus de l'être, alors qu'en réalité il lui est corrélatif. Or il n'y a pas de principe antérieur dont on puisse se servir pour connaître ce qui est premier. Il faut donc le découvrir au travers des effets qui en découlent. Étant donné qu’il lui est propre de motiver, et qu'on analyse habituellement une puissance motrice par le mouvement qu'elle engendre, on peut décrire le bien par l'ébranlement qu'il suscite dans l'appétit. C'est pourquoi l'auteur ajoute que les philosophes ont eu raison de dire que c'est le bien que tous les êtres désirent.

 

Il est vain d'objecter que certains veulent le mal, car ils ne s'y adonnent qu'en pensant y trouver leur bien. Leur intention profonde est tournée vers le bien, même si elle débouche de fait sur le mal. Dire que tous les êtres le désirent ne s'entend pas seulement de ceux qui peuvent le connaître, mais aussi de ceux qui, dénués de cette faculté, y penchent naturellement et sans le savoir, sous la motion d'un être qui, lui, le connaît. L'intelligence divine, en effet, les dirige comme l'archer pointe sa flèche vers la cible. C’est cette tendance qu'Aristote appelle désirer le bien, et il l'attribue à tous les êtres qui y inclinent. Le bien dont il est question n'est pas unique, comme nous le verrons plus tard, aussi ne parle-t-il pas d'un bien précis, mais de la notion commune de bien. Tout bien a une certaine ressemblance au bien souverain, et c'est ce dernier qu'on désire d'une certaine manière à travers tous les autres. Aussi peut-on dire que c'est lui le vrai bien auquel tout le monde tend.

 

Aristote distingue différentes finalités. Le bien final auquel tend chaque être est son ultime perfection. Un premier achèvement vient de la forme et un second de l'opération. A ce dernier stade, il faut encore remarquer que certaines fins sont les opérations elles-mêmes tandis que d'autres sont les œuvres qui en résultent. Il y a en effet deux sortes d'opérations : l’une telle que voir, vouloir ou comprendre, reste inhérente à l'agent, et se nomme proprement acte, alors que l'autre qui se sert d'une matière extérieure, est appelée réalisation. Tantôt cette matière n'est qu'un instrument : l’équitation se sert du cheval, et la musique de la cithare, tantôt elle est transformée lorsque par exemple, un artisan fabrique une maison ou un lit.

 

Les deux premiers types d'opérations n'ont pas le résultat pour but, mais sont leur propre fin. Le premier est cependant plus noble que le second, car il reste immanent. Le troisième est une sorte de génération dont la fin est l’objet créé, et les opérations de ce genre ont l'œuvre pour but. Toute œuvre qui finalise une opération est nécessairement meilleure que celle-ci, comme l'être engendré est préférable à l'acte de la génération. La fin est plus importante que les opérations qui lui sont ordonnées, et ces dernières ne tirent leur bonté que d'elle.

 

Puis Aristote compare les pratiques et les actes avec leurs fins. Tout d'abord, des mouvements différents ont des orientations différentes. Les opérations, les arts et les sciences sont très variés, et visent des buts divers, car fins et moyens se répondent. Qui ne voit, en effet, que la santé est le but de la médecine, la navigation celui de la construction navale, la victoire celui de l'armée et la richesse celui de l’économie ou du budget domestique (selon l'opinion courante, car l'auteur prouve dans la politique que la richesse n'est pas le but de la vie économique, mais un de ses moyens).

 

En outre, il y a un ordre entre les différentes pratiques. Il arrive qu'un savoir-faire, un talent soit subordonné à un autre. Le métier de bourrelier par exemple, dépend de l'art du cavalier, car c'est ce dernier qui précise à l'artisan ce que doit être un harnais. L'équitation est donc un art principal, puisqu'elle commande l'autre. Elle l'est aussi pour tous les métiers qui pourvoient à son équipement. Mais elle est à son tour destinée aux opérations militaires. Or on a toujours appelé soldat non seulement le cavalier, mais tout homme qui combat pour vaincre. Seront dits militaires l’équitation et tout art ou talent guerrier, comme le tir à l'arc ou à la fronde, ainsi que les métiers qui dépendent de chacun d'eux.

 

De plus, l’ordre des fins répond à celui des pratiques. Tout le monde reconnaît que la fin d'un art principal est en soi préférable à celle des arts qui lui sont subordonnés. La preuve en est que l’on poursuit les fins inférieures grâce aux fins supérieures, puisqu'on le fait pour elles. Enfin, que le but soit une œuvre ou une opération ne change rien à cet ordre. Comme on l'a vu, le travail du bourrelier consiste à fabriquer un harnais, tandis que l’intérêt de l'équitation, pour qui œuvre notre artisan, réside dans l'opération de monter. Inversement, le but de la médecine est une œuvre : la santé, et celui de la gymnastique, qui en fait partie, une opération : le mouvement.

 

DEUXIÈME LEÇON DU COMMENTAIRE DE L’ÉTHIQUE A NICOMAQUE.

 

 Ayant posé ses prémisses, Aristote explicite le but principal de cette science : Il y a tout d'abord une finalité préférable à toutes les autres dans les choses humaines ; il nous est ensuite nécessaire de la connaître ; et il existe enfin une science à qui appartient cette connaissance.

 

Une fin, c'est en effet ce qui nous fait vouloir autre chose pour elle, et qui, elle, ne se fait désirer que pour elle-même. Elle est donc un bien, et le meilleur de tous, car toujours, la fin pour laquelle nous en poursuivons d'autres est la principale. Or dans les choses humaines, il y a nécessairement ce type de fin qui représente le meilleur des biens. Le contraire serait impossible, car il est clair maintenant qu'on peut poursuivre une fin en vue d'une autre, et de deux choses l'une : ou bien on aboutit à une fin qui n'est pas en vue d'une autre ou bien non. Dans la première hypothèse, nous avons notre preuve. Dans la seconde, toute fin est en vue d'une autre, et ainsi à l'infini. Mais ceci est impossible, et l'on doit tenir qu'il existe une fin qu'on ne désire pas pour autre chose.

 

Si le désir de fins était une perpétuelle escalade, si chaque fin était toujours destinée à une autre, jamais l'homme n'entreprendrait d'atteindre ce qu’il souhaite. Il serait inutile et frustrant de vouloir ce qu'on ne peut obtenir. Vain et désespérant serait ce désir de fin qui pourtant est naturel. Car nous avons dit que le bien est ce que tout être désire naturellement. Ce désir naturel serait donc inepte et vide. Mais c'est impensable, car il n'est rien d'autre qu'une inclination intimée aux choses dans l'organisation voulue par le premier moteur, lequel ne peut décevoir. On ne peut donc énumérer les fins à l’infini. Au contraire, il y a une fin ultime, motif du désir de toutes les autres, et que nous ne voulons pas pour autre chose. Il en existe par conséquent une, préférable à toute autre, dans les choses humaines.

 

Aristote enchaîne logiquement sur la nécessité pour l'homme de connaître cette fin, et sur ce qu'il lui faut savoir à son sujet. Parce qu’elle est préférable à toute autre, cette fin doit être connue de l’homme pour l’importance qu'elle tient dans toute sa vie, et pour l'aide immense qu'apporte ce savoir. L'homme en effet, ne peut se préparer à quoi que ce soit s'il ne connaît le but assigné à son action. L'archer par exemple, ne peut tirer qu'après avoir visé la cible vers laquelle il pointe sa flèche. Et de même, toute notre vie doit être tendue vers la meilleure et la plus haute des fins humaines. Il faut donc la connaître, car la philosophie de la nature démontre que les étapes intermédiaires se fixent en fonction de la fin elle-même.

 

Il faut pour cela essayer de voir quelle est cette fin excellente, et à quelle science théorique ou pratique appartient son étude. Aristote emploie le mot « discipline » pour désigner la science théorique, et le mot « vertu » pour la science pratique qui est en quelque sorte un principe d'action. Il dit aussi : « essayer de savoir » pour nous alerter sur la difficulté de cette recherche, comme de toutes celles portant sur les causes les plus élevées. Il ajoute enfin qu'il faut en avoir une idée plausible et vraisemblable, conformément à l'apprentissage qui convient aux choses humaines. L'étude du premier point est un chapitre de cette science, car il fait partie des sujets qui y sont traités. Celle du second au contraire, relève des préliminaires où sont manifestées les intentions de cette science.

 

Aussi Aristote poursuit-il en révélant à quelle science convient l'étude de cette fin. La meilleure des fins appartient à la première et la plus haute des sciences. Et l'on a vu que la science ou l'art qui aboutit à l'acte final couvre ceux qui y concourent. Il faut donc que ce soit la première dans la hiérarchie des sciences qui traite de cette fin ultime, qu'elle donne la primauté à son existence, et qu'elle fasse converger vers elle toutes les autres actions. Or cela semble bien être l'affaire de la science sociale.

 

Deux traits caractérisent la science la plus élevée : d'abord, elle fixe aux sciences et aux arts qui lui sont subordonnés ce qu'ils doivent faire, comme le fait l'équitation pour la bourrellerie. Ensuite, elle s'en sert pour atteindre sa propre fin. La première caractéristique convient à la politique (ou science sociale), vis à vis des sciences tant théoriques que pratiques, quoique de façon différente pour les unes et pour les autres. La politique décide pour les autres sciences pratiques et de l'opportunité ou non d’intervenir, et des modalités de cette intervention. Par exemple, elle ne commande pas seulement au forgeron d'user de son art, mais aussi de le faire de façon à obtenir telles sortes de lames, car les deux aspects regardent la vie de l'homme. Mais elle n'intervient dans les sciences théoriques que pour leur seule mise en œuvre, et les laisse souveraines dans les modalités de leur activité. La politique désigne les professeurs et les étudiants en géométrie, car cet acte volontaire relève de la morale, comme tous ceux de ce genre, et contribue à la finalité de la vie humaine. Mais elle ne dicte pas à la géométrie ses conclusions sur le triangle, car cela ne dépend pas de la volonté humaine, mais résulte de la nature même des choses. C'est pourquoi Aristote ajoute que la politique prévoit quels sont les enseignements théoriques et pratiques à prodiguer dans la cité, qui devra les apprendre et pendant combien de temps.

 

Cette autre propriété de la science maîtresse, qui consiste à se servir de ses inférieurs, ne caractérise la politique qu'envers les sciences pratiques. Aussi, ajoute Aristote, voit-on les arts les plus précieux et les métiers les plus nobles, tels que la défense militaire, l’économie ou les communications sociales se soumettre à la politique, et servir sa propre fin, le bien commun de la cité.

 

En conclusion, d'une part, la politique se sert des autres sciences pratiques, et d'autre part, elle légifère sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire. Sa finalité est la clé de voûte qui coiffe et articule les autres objectifs. La fin de la politique est donc le bien de l'homme, et la meilleure parmi les choses humaines. C'est surtout du fait de la nature même de sa fin que la politique précède les autres. La puissance d'une cause surpasse d'autant celle des autres, qu'elle provoque plus d'effets. Cela vaut aussi pour la cause finale qu'est le bien. Or si le bien d'un seul homme est le même que celui de toute une société, il est évidemment bien préférable d'assurer l'obtention et la conservation du bien de la cité tout entière que d'un individu. Il est plus surhumain encore de la garantir à l'ensemble des nations et des peuples de la terre. Si cela est louable pour une seule société, c'est quasiment divin pour l'humanité entière, car un tel acte ressemble à Dieu, qui est la cause de tout bien. Ce bien qui est commun à une ou plusieurs sociétés requiert l'usage d'une méthode, d'un savoir-faire, qualifié de « social », à qui il revient d'analyser la fin ultime de la vie. C'est pourquoi celui-ci est premier parmi les arts.

 

On ne dira pas cependant que la politique est universellement première. Elle ne l'est que vis à vis des sciences pratiques traitant des choses humaines, et dont le but final relève de la politique. Car la fin ultime de tout l'univers est l'objet de la science de Dieu, première de toutes les sciences. Bien que ce soit la politique qui regarde la fin ultime de la vie humaine, nous définirons dès maintenant cette fin, car la matière de ce livre contient les premiers éléments de la science politique.

 

TROISIÈME LEÇON DU COMMENTAIRE DE L’ÉTHIQUE A NICOMAQUE.

  

De l'éthique, Aristote vient d’éclaircir la nature de son objet principal : le bien. Il recherche maintenant la méthode qui lui convient.

 

Le maître tout d'abord, quelle que soit sa spécialité, doit adapter son argumentation au sujet de sa science. La réflexion ne peut aboutir à une égale certitude partout, et ne doit pas la rechercher. L’industrie humaine est-elle uniforme ? L'artisan n'adapte-t-il pas son savoir-faire à la variété des matériaux dont il se sert : terre, fer ou glaise ? Or les questions morales sont telles qu'elles ne se prêtent pas à une certitude complète. Il s'agit principalement des actes de vertu ou de justice comme les nomme Aristote en pensant surtout à la politique. Et les hommes n'ont pas à leur sujet de préceptes certains, mais beaucoup de jugements très différents, et chargés d'erreurs. Selon le lieu, l’époque ou la personne, un même acte est juste ou injuste, honorable ou ignominieux. Ce qui est réprouvé dans tel pays, et par telle génération, ne l'est pas ailleurs ou par autrui. Cette constatation a même conduit certains à penser que les critères de justice et d'honneur n'ont aucun fondement naturel, mais relèvent seulement de décisions légales. Nous traiterons d'ailleurs longuement de cette opinion au prochain livre.

 

Mais le sujet de la morale, ce sont aussi les biens extérieurs que l'homme utilise pour parvenir à ses fins. Et à leur propos, on retrouve la même erreur, car leurs effets ne sont pas les mêmes pour tous. Ce qui sert à l'un peut nuire à l'autre. A cause de leurs richesses par exemple, beaucoup d'hommes sont morts assassinés par des voleurs. D'autres se sont dangereusement exposés pour avoir inconsidérément présumé de leurs forces. Incontestablement donc, les problèmes moraux sont divers et variés, et ils n'offrent pas de certitude uniforme.

 

En bonne logique, les principes doivent être conformes aux conclusions. Par conséquent, pour traiter de réalités si variables et rester homogène, il vaut mieux d'abord établir des vérités grossières en appliquant des principes simples et universels à des actes singuliers et complexes. Car toute science pratique doit procéder par composition, contrairement aux sciences spéculatives qui ont à opérer des résolutions en divisant un complexe en ses principes simples. On a ensuite intérêt à illustrer la vérité pour la rendre vraisemblable, et c'est là se servir des principes propres à notre science. La morale traite en effet des actes volontaires, et la volonté n'est pas motivée seulement par le bien, mais aussi par ce qui lui ressemble.

 

Enfin, nous allons parler d’événements à occurrence fréquente car l'acte volontaire n'est pas nécessaire, mais suit une inclination de la volonté plutôt d'un côté que d'un autre, et là encore, les principes dont nous nous servirons devront correspondre à la conclusion.

 

L'élève, maintenant, doit accepter ce mode de procéder de la morale. Aristote écrit qu'il doit recevoir ce qu'on lui enseigne comme cela se présente, c'est à dire conformément à la matière. L'homme cultivé et instruit ne recherche dans chaque domaine que le degré de certitude inhérent à la nature des choses. Or il ne peut y en avoir autant au sujet de questions variables et contingentes qu'à propos de matières nécessaires et immuables. Aussi l'étudiant bien formé ne doit-il pas demander plus de preuves que n'en offre chaque chose, ni se contenter de convictions insuffisantes. C'est presque une faute morale de faire de l'arithmétique avec des arguments rhétoriques, et d'attendre de l'orateur des démonstrations aussi rigoureuses qu'un raisonnement de mathématicien. Dans les deux cas, on se sert d'une méthode inadaptée au sujet. Les mathématiques traitent d'une matière en tous points certaine, tandis que la rhétorique dispute de problèmes politiques très changeants.

 

Certains disciples ne sont donc pas encore à niveau, d'autres ne le seront jamais, d'autres enfin conviennent. Mais au préalable, il faut savoir qu'on ne peut bien juger que de ce que l'on connaît. La bonne connaissance d'une matière permet d'avoir des avis à son sujet, et une instruction suffisamment universelle permet de trancher de tout.

 

Par conséquent, la jeunesse est un inconvénient pour s'initier à la science politique et à ses aspects moraux. L'élève doit apprécier ce qu'il entend pour n'en retenir que ce qu'il y a de bon. Il doit donc avoir déjà une certaine connaissance de ce qu'on lui dit, et ce n'est pas le cas des jeunes à propos de la morale. Dire par exemple que la libéralité consiste à donner plus aux autres qu'à soi-même semble souvent faux au jeune inexpérimenté. Il en est de même pour tout ce qui concerne la vie sociale. C'est donc clair que l'adolescent n'est pas un élève convenable en politique.

 

En outre d'autres interlocuteurs y seront hermétiques car la morale enseigne aux hommes à suivre leur raison et à se détourner de l'inclination de passions comme la jouissance ou la colère. Or on peut s'adonner à la passion en satisfaisant ses appétits de propos délibéré, comme le jouisseur ou en succombant à leur pression malgré l'intention de s'abstenir de plaisirs nocifs, comme le faible. Le jouisseur écouterait cet enseignement vainement et sans profit, et ne le ferait pas suivre d'effet pour poursuivre une fin authentique. Car le but de cette science n'est pas seulement de connaître, ce que même notre individu peut faire, mais d'agir en homme comme pour toute science pratique. Or le jouisseur ne peut parvenir à l'acte de vertu. De ce point de vue, il n'y a pas de différence entre le jeune et l'être sensuel, qui est adolescent par le caractère. De même que le jeune âge empêche de parvenir à la connaissance morale, de même, l’immaturité de la volonté fait obstacle à l'action morale. Celle-ci n'est pas une question de temps, mais provient d'une vie de passion vouée à toutes les tentations. Pour elle la connaissance de la morale est inutile, comme elle l’est pour le faible qui ne traduit pas en actes la science qu'il possède.

 

Enfin, l’élève convenable pour cette discipline est celui qui gouverne ses désirs et ses actes d'après l'ordre de la raison. A celui-là, la connaissance de la morale est très profitable.

 

Tout ce qui vient d'être dit sur l'auditeur, et auparavant sur le mode de procéder, ainsi qu'au début sur l’intention principale de cette science, tout cela l’a été en manière d'introduction.

 

 

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