Métaphysique

 

PROHEME AU COMMENTAIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE

 

 

 

Conformément à la doctrine politique d'Aristote, lorsque plusieurs objets sont ordonnés à une certaine unité, l’un d'entre eux doit être le guide qui régit les autres. L'union du corps et de l'âme en est un exemple patent : l’âme commande et le corps obéit. De même, au sein des puissances de l'âme, l’irascible et le concupiscible sont naturellement gouvernés et ordonnés par la raison. Or tous les arts et toutes les sciences tendent vers un seul but : la perfection humaine, qui n'est autre que le bonheur. C'est pourquoi l'un d'entre eux doit nécessairement diriger les autres. Celui-ci revendique alors à juste titre le nom de sagesse car le propre du sage est de les ordonner.

 

Pour étudier cette science, et délimiter son domaine, il faut d'abord observer attentivement la façon dont il convient de diriger. Aristote a écrit dans l'ouvrage cité que les hommes à l'intelligence vigoureuse dominent et dirigent naturellement les autres, tandis que ceux qui ont la robustesse physique, mais des facultés intellectuelles limitées, doivent naturellement être gouvernés. De la même façon, sera naturellement directrice la science la plus intellectuelle, c'est-à-dire celle qui se tourne vers les réalités les plus intelligibles.

 

Or on peut donner trois façons d'être plus intelligible :

 

1) En regardant la démarche de la connaissance. La source de la certitude intellectuelle parait en effet être ce qu'il y a de plus intelligible. Comme l'intelligence acquiert une certitude scientifique à partir des causes, la connaissance de ces dernières a donc le plus haut degré d'intellectualité. Aussi la science des causes premières est-elle le plus vraisemblablement celle qui dirige les autres.

 

2) En comparant l'intelligence aux sens. L'intelligence diffère des sens en ce que ceux-ci donnent une connaissance du singulier, tandis que celle-là embrasse les universels. La science la plus intellectuelle est donc celle qui se tourne vers les principes les plus universels, lesquels sont l'être et ce qui s'y attache, comme l'un et le multiple, la puissance et l'acte, etc. Les choses de ce genre ne doivent pas rester à jamais indéterminées, car on ne peut avoir sans elles une connaissance complète de ce qui est propre aux différents genres d'êtres et à leurs espèces. Elles ne doivent pas non plus faire l’objet d'une science supplémentaire, car elles sont nécessaires pour connaître chaque genre de réalité, de sorte que chaque science devrait les étudier au même titre. Reste par conséquent la solution d'en traiter dans une science commune, qui sera la plus intellectuelle et dirigera les autres.

 

3) En s’arrêtant sur la connaissance même de l'intelligence. Comme la capacité de toute chose à être connue est fonction de son détachement de la matière, est le plus intelligible ce qui en est le plus libre. L'intelligible et l'intelligence sont adaptés l'un à l'autre, et de même genre, car ils deviennent un seul acte. Sont par ailleurs les plus détachées de la matière les réalités qui non seulement sont abstraites de leur conditionnement individuel, comme les formes naturelles considérées dans leur universalité, et dont traite la philosophie de la nature, mais même sont abstraites de tout aspect sensible de la matière. Et cette séparation n'est pas seulement le fait de la raison, comme pour les mathématiques, mais aussi de l'être, comme pour Dieu et les esprits. Aussi la connaissance de ces réalités est-elle la plus intellectuelle et la reine des sciences.

 

On ne peut accorder à des sciences différentes chacune de ces trois caractéristiques, mais toutes vont à la même, car ce sont ces substances séparées dont on a parlé, qui sont les universels et les causes premières de l'existence. Il revient à une même science d'étudier un genre de réalités donné et les causes propres de ce genre. La philosophie de la nature, par exemple, étudie les principes des corps physiques. C'est donc une même science qui doit aborder l'être en général et les substances séparées, le premier étant le genre dont les secondes sont les causes universelles.

 

Si cette science étudie les trois points que l'on a soulevés, la notion générale d'être en est cependant le seul sujet, à l'exclusion de tout autre. Le sujet d'une science est en effet ce dont on cherche les causes et les attributs, et non ces causes elles-mêmes. La connaissance des causes d'un genre de réalités est plutôt la perfection à laquelle une science peut parvenir. Quoique le sujet de notre science soit le fait d'être en général, il vaut tout à fait pour ce qui est indépendant de la matière et pour exister et pour être compris, car sont ainsi non seulement les êtres qui ne peuvent en aucun cas exister de façon matérielle, comme Dieu ou les esprits, mais aussi ceux qui peuvent parfois se passer de la matière, comme le fait d'être par exemple, ce qui ne saurait arriver si leur existence était liée à la matière.

 

On donne trois noms à cette science, correspondant à ses trois traits de perfection : On l'appelle science de Dieu ou théologie parce qu’elle étudie les substances dont on a parlé ; elle est dite aussi métaphysique, car étudiant l'être et ce qu'il inclut, sa façon de résoudre va au-delà de la physique, comme on s'élève du moins universel au plus universel ; elle est dite enfin philosophie première en raison de sa considération sur les causes premières. Voilà donc quels sont le sujet de cette science, ses rapports avec les autres disciplines et le nom qu'on doit lui donner.

 

 

PREMIÈRE LEÇON DU COMMENTAIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE.

 

Aristote fait précéder son étude scientifique d'un prohème en deux parties. Il précise premièrement l'orientation de cette science vers la causalité (d’où son nom de sagesse), et la distinction entre les différentes causes, puis deuxièmement, le type de scientificité qui en découle. Mais il éclaircit au préalable ce qu'est en général la valeur de la science, et l'ordre des connaissances.

 

La valeur de la science tient à ce qu'elle est une finalité naturellement souhaitée de tous. La raison de la présence en tout homme de ce désir de savoir est triple :

 

1) Chaque chose veut naturellement sa perfection. On dit par exemple que la matière désire la forme comme l'inachevé son terme. Or l'intelligence, qui fait la nature de l'homme, est par elle-même en puissance à tout, et n'est actualisée par le réel qu'avec la science, car on ne connaît rien de ce qui existe avant d'avoir fait acte d'intelligence. « L'homme désire savoir comme la matière désire la forme. »

 

2) Tout être a un penchant naturel pour les opérations qui lui sont propres. La chaleur tend à réchauffer, et le poids à faire tomber. Or l'opération propre à l'homme en tant que tel, c'est de faire acte d'intelligence, en quoi il diffère de tout le reste. C'est donc à cette opération, et par suite au savoir scientifique, qu'est disposé le désir naturel de l'homme.

 

3) Toute chose désire rejoindre son origine, car en cela consiste sa perfection. Aussi la physique prouve-t-elle que la rotation, en réunissant le terme à l'origine, est le plus parfait des mouvements. Les substances séparées sont à l'origine de l’intelligence humaine, qui est vis‑ à‑ vis d'elles comme l'imparfait face à la perfection. Or l'homme ne les rejoint que par son intelligence, et là réside sa félicité complète. Voilà pourquoi il désire la science. Cela n’empêche pas les hommes de se détourner de son étude, car souvent, la difficulté ou diverses préoccupations sont des motifs qui distraient de la poursuite de ce qu'on désire. Aussi, bien que tout le monde veuille savoir, on ne s'adonne pas tous à l'étude des sciences, parce qu’on est accaparé par les plaisirs et les nécessités de la vie, ou bien que la paresse nous éloigne de l'effort d'apprendre. Aristote se propose donc de montrer que l'étude d'une science comme celle-ci, sans autre dessein, n’est pas absurde, car un désir de la nature ne peut être vain.

 

Il illustre son propos d'un exemple. Les sens nous rendent service en deux occasions : pour connaître la réalité et pour répondre aux nécessités de la vie. Nous les aimons pour eux-mêmes parce qu’ils permettent de connaître autant que parce qu’ils nous aident à vivre. Ceci est particulièrement net de la vue qui offre une perception plus étendue que les autres sens, et que nous préférons non seulement dans l'action, mais même lorsque nous n'avons rien à faire, car c'est le sens qui permet la connaissance la plus grande et le meilleur discernement des différences.

 

Il est donc clair que la vue jouit dans l'ordre des connaissances sensibles d'une double prééminence. En premier lieu, sa perception est plus parfaite, car elle est la plus spirituelle des sensations. Plus, en effet, une puissance de connaissance est immatérielle, plus elle est parfaite. Or l'immatérialité de la vision apparaît par le type d'excitation engendré par son objet. Tous les autres sensibles stimulent l'organe à travers une réaction matérielle : l’objet du toucher par une variation de température, celui du goût par la salive qui transmet aux papilles une sensation de saveur, celui de l’ouïe par une vibration corporelle, celui de l'odorat par l'émanation d’effluves. Seul l'objet de la vue ne provoque aucune réaction, et n'a d'autre effet qu'une excitation spirituelle. Ni la pupille ni l'air ne se colorent, car ce n'est que l'essence de la couleur qui est perçue dans son être immatériel. L'acte de sensation consiste dans l’excitation effective du sens par son objet, et par conséquent, le sens dont l'opération est la plus spirituelle est évidemment celui dont l'excitation est la moins matérielle. C'est pourquoi la vue offre un jugement plus parfait et plus certain que les autres sens.

 

Deuxièmement, grâce à son objet, elle amplifie le champ de nos découvertes. Le toucher et le goût, comme l'odorat et l’ouïe ont à connaître les accidents qui distinguent les réalités sublunaires de leurs supérieures, tandis que la vue appréhende les accidents qui les unissent. La vision se sert de la lumière, qui est le lien entre les réalités terrestres et les autres. Ceci explique que les corps célestes ne soient sensibles qu'à la vue.

 

Mais il y a une autre raison à ce que la vue nous révèle plus de choses : les réalités sensibles nous sont d'abord connues par la vue et le toucher, surtout d'ailleurs par la vue. Les trois autres sens ne perçoivent que ce qui émane en quelque sorte de la réalité, et non cette réalité elle-même. Le son par exemple, est comme une émission de l'objet, et non cet objet, et de même, la vapeur est le siège et le véhicule de la diffusion des odeurs. Tandis que la vue et le toucher perçoivent les accidents qui sont attachés aux choses elles-mêmes, comme la couleur ou la température. Par conséquent, les jugements issus du toucher ou de la vue rejoignent la réalité en elle-même, alors que ceux de l’ouïe ou de l'odorat portent sur ce qui en procède. Ainsi, la configuration, la taille et tout ce qui donne aux choses leur aspect, sont d'abord perceptibles au toucher et surtout à la vue, plus apte à les connaître, dès lors que la quantité et ses propriétés sont des sensibles communs, et se rapprochent plus de l'objet de la vue que du toucher.

 

Aristote enchaîne sur l'ordre des connaissances, tout d’abord chez les animaux dans ce qu'ils ont de commun et de différent, puis chez l'homme.

 

Tous les animaux ont par nature le sens en partage. Si l'animal est ce qu'il est, c'est par l'âme sensitive, qui fait la nature animale, comme la forme propre d'un être est sa nature. Mais si tous les animaux sont naturellement doués de perception, seuls cependant les plus évolués disposent de tous les sens. Tous n'ont pas la vue, dont la connaissance est la plus parfaite, mais tous ont le toucher qui est au fondement de toutes les autres sensations, et le plus nécessaire des sens. Il porte en effet sur ce qui constitue l'animalité, à savoir la température et l'humidité. Si la vue est le sens le plus achevé dans l'ordre de la connaissance, le toucher a la nécessité première de l'origine d'un processus de génération. Selon ce processus en effet, la perfection ne vient qu'au terme du développement de l'individu.

 

Aristote distingue ensuite trois degrés de connaissance parmi les animaux. Certains, capables de perception, n'ont pas la mémoire qui en découle. Celle-ci vient d'un mouvement d'imagination engendré par l'acte de sensation, mais chez ces espèces, la sensation ne crée pas d'imagination, ni par conséquent de mémoire. Ce sont des animaux primitifs, qui ne peuvent se déplacer, comme l’huître. Parce que la connaissance sensible pourvoit aux nécessités de la vie et à son entretien, les animaux qui ont à parcourir des distances doivent avoir de la mémoire : s'ils ne gardaient le souvenir du projet qui les motive, ils ne pourraient poursuivre le mouvement les menant à leurs fins, tandis que la perception sensible immédiate suffit aux œuvres des animaux immobiles. C'est pourquoi leur imagination grossière ne leur offre qu'un mouvement incohérent.

 

Ceux qui ont de la mémoire sont prudents, et pas ceux qui en sont dénués. La prudence prévoit le futur en se souvenant du passé (Cicéron donne dans sa Rhétorique deux fonctions à la mémoire : l’intelligence et la prévoyance) ; on ne peut donc l'attendre d’espèces incapables de retenir, alors qu'on découvre quelque chose d'approchant chez les autres. Ajoutons cependant qu'elle diffère de la prudence humaine : celle-ci est une délibération rationnelle sur ce qu'il convient de faire, « une bonne raison d'agir », alors que la prudence animale est un jugement pratique posé par instinct naturel, et non après réflexion de la raison. C'est alors une estimation naturelle sur ce qu'il convient de poursuivre ou d'éviter, à l'exemple de l'agneau qui suit sa mère, et fuit le loup.

 

Parmi les animaux doués de mémoire, certains peuvent entendre et d'autres non. Ces derniers comme l'abeille ou d'autres s'il en existe, quoique prudents, ne peuvent être dressés. On ne peut les habituer à agir ou à se contenir sur ordre, car ce genre d'instruction se transmet surtout par l’ouïe, sens de I’ » éducation ». Ceci dit, rien n'empêche qu'une abeille soit effrayée par le bruit. Un bruit violent peut en effet tuer un animal, ou, comme le tonnerre, fendre un arbre, non pas à cause du son, mais des puissantes vibrations de l’atmosphère qui le véhicule. Aussi l'animal dépourvu d’ouïe peut, sans entendre, avoir cependant peur des bruits ambiants. Mais les animaux doués d'oreille et de mémoire sont capables de prudence et d’obéissance.

 

On peut donc facilement distinguer trois niveaux de connaissance chez les animaux : Il y a tout d'abord ceux qui n'ont ni l’ouïe ni la mémoire, et qui ne sont ni dociles ni prudents ; viennent ensuite les animaux doués de mémoire mais non d'oreille, qui sont prudents, mais indressables ; et enfin ceux qui ont les deux, et sont prudents et dociles. Il ne peut y avoir de quatrième possibilité consistant à avoir l’ouïe sans la mémoire, car un sens comme l’ouïe, qui appréhende son objet à l'aide d'un moyen extérieur, est propre à un animal capable de se déplacer, et donc de se souvenir.

 

Abordant maintenant la connaissance humaine, Aristote met en évidence sa supériorité sur la précédente, et montre comment elle se développe en plusieurs étapes.

 

La vie animale est régie par l'imagination chez les espèces assez simples, et par la mémoire chez les plus évoluées. Bien que les deux soient douées d'imagination, leur mode de conduite est différencié par le niveau de perfection de cette faculté. En outre, il ne faut pas entendre ici “vivre” au sens d'avoir la vie, comme au Traité de l'Âme, où on le dit de ce qui est vivant, car cette conception ne découle pas de celle d'imagination ou de mémoire, mais lui est antérieure. Au contraire, le concept est ici synonyme d'opération vitale, telle que l'utilise le langage courant. Mais définir la connaissance animale en fonction de la conduite de la vie permet de comprendre que ce type de connaissance n'a pas pour finalité de connaître purement et simplement, mais est nécessaire pour agir.

 

Juste au-dessus de la mémoire, il y a chez l'homme l'expérience, dont on trouve des bribes chez certains animaux. C'est la réunion d'une multiplicité de connaissances ponctuelles conservées dans la mémoire. Cette mise en commun propre à l'homme est l'œuvre d'une faculté de réflexion nommée “logique concrète”. Elle rassemble les idées concrètes comme la faculté de raisonnement universel réunit des idées abstraites. C'est pourquoi les animaux qui apprennent ce qu'il leur faut chercher et éviter, à partir d'une kyrielle de sensations et de souvenirs, acquièrent une sorte de début d'expérience. Mais au delà de l'expérience, l’homme a la faculté de raisonnement universel. C'est sa principale référence pour conduire sa vie.

 

Il y a donc un même rapport entre d'un côté l'expérience et la logique du concret, ou l'habitude et la mémoire chez l'animal, et de l'autre le savoir-faire et la faculté de raisonnement universel chez l'homme. Aussi, comme la régulation parfaite de la vie animale se fait en ajoutant à la mémoire une accoutumance disciplinée, elle se fera chez l'homme en enrichissant la raison par l'art. Et si certains dirigent leur vie avec raison, mais sans méthode, cette conduite est imparfaite.

 

Pour faire ressortir les différents degrés de la connaissance humaine, Aristote confronte l'origine de l'expérience et celle de l'art, ainsi que leur suprématie alternative. Tout d'abord, la mémoire engendre chez l'homme l'expérience : grâce à une multitude de souvenirs sur un sujet précis, on acquiert l'expérience qui permet d'agir facilement comme il convient. Offrant une telle puissance, l’expérience paraît proche de l'art et de la science. Et de fait, elle synthétise comme eux de multiples données en une seule. Pourtant l'art donne une connaissance universelle, alors que, nous le verrons, l’expérience demeure particulière.

 

L'expérience, à son tour, engendre chez l’homme l’art et la science. Comme le dit Polos, l’expérience fait l'art, et l'inexpérience la chance, car le succès du novice est fortuit. Cette expérience, de la même façon qu'elle naît de multiples souvenirs, donne par sa variété une conception universelle sur un ensemble de réalités comparables. Par conséquent l'art ajoute l'universalité à la singularité de l'expérience.

 

Un exemple le montre : Savoir que tel remède soulage l'infirmité dont souffrent Socrate, Platon et toutes sortes d'individus, relève de l'expérience, mais comprendre que ce remède guérit systématiquement telle sorte de maladie dans un organisme de type fiévreux, asthénique ou bilieux tient de l'art.

 

Puis l'auteur délimite la prépondérance réciproque de l'art et de l’expérience. L'action supprime la différence d'universalité entre eux. L'un et l'autre portant alors sur le singulier, ils ne semblent plus s'opposer. Une telle divergence n'existe donc que dans l'ordre cognitif. Mais, s'ils se ressemblent dans la façon de traiter la réalité concrète, leur efficacité n'est pas la même. L'expert réussit beaucoup mieux que celui qui n'a qu'un savoir théorique dénué de pratique.

 

L’action, comme la génération, est individuelle. On n'engendre ou ne change un universel qu'indirectement, à travers les singuliers. L’ » humanité » ne naît qu'au travers de la génération d'un homme. Aussi est-ce indirectement que le médecin soigne l'homme, quand il guérit en fait Socrate, Platon ou quelqu'un d'autre, qui se trouve être un homme, mais n'est ausculté que parce qu’il est souffrant. Être homme est propre à Socrate ou à Platon, mais ne convient qu'indirectement au patient malade. Socrate en soi est homme, car c'est ce qu'on dirait si on devait le définir, mais être souffrant, en soi, n'est qu'indirectement être homme.

 

Le domaine de l'art est l'universel, et celui de l'expérience le singulier. Celui qui ne possède que le premier possède une réelle perfection dans l'ordre de la connaissance générale, mais il ignore les cas concrets du fait de son inexpérience. Son diagnostic sera souvent mauvais, car soigner relève d'abord de l'expérience, et indirectement de l'art.

 

Mais du point de vue de la connaissance, Aristote affirme la prééminence de l’art, et il le prouve. Cette prééminence de l'art et de la science est triple : ‑ quant au savoir, que l'on attribue à l'art plutôt qu'à l'expérience,‑ quant à la réfutation, car celui qui maîtrise un savoir-faire est plus à même de résoudre les controverses sur son art, que celui qui n'a que l'expérience.‑ quant à la quête de la sagesse, enfin, plus accessible à l'art « ... puisqu'il lui arrive le plus souvent d'avoir une connaissance des choses conforme à la sagesse », c'est à dire universelle. Un homme de l’art est donc jugé plus sage qu'un homme d'expérience, parce qu’il considère l'universel.

 

‑ Autre traduction possible de la citation : « ...puisque c'est plutôt du côté du savoir que tout a trait à la sagesse. » Comme si l'on disait que : « la sagesse qui suit tout,... », c'est à dire contenue dans chaque chose, « ... est plutôt du côté du savoir », que de l'action. Autrement dit encore, on appelle sage celui qui sait, plutôt que celui qui agit. Une dernière formulation éclaircira ce que l'on veut dire : « ... car dans la mesure où cela accroît le savoir, tout rapproche de la sagesse. » -

 

La première preuve donnée par l'auteur s’énonce ainsi : ceux qui connaissent la cause et le pourquoi des choses sont plus sages et plus savants que ceux qui n'observent que les faits. Ces derniers ont l'expérience mais ignorent les raisons, tandis que ceux qui ont un art ajoutent à la connaissance du fait, celle des causes. Ils sont donc plus sages. Cette démonstration s'appuie sur le parallélisme entre d'une part ceux qui connaissent les causes et ceux qui ne connaissent que les faits, et d'autre part, les arts maîtres d’œuvre et ceux d'exécution manuelle. Les premiers sont plus nobles que les seconds, et de la même façon, la connaissance des causes est plus savante et plus sage que celle des faits.

 

L'architecte, en effet, connaît la cause de ce qui a été fait. Ce nom désigne d'ailleurs étymologiquement l'artisan principal : « Archos » = principal, et « Technè » = art. On reconnaît pour principal l'art qui pose les opérations essentielles. Parmi toutes les interventions, certaines préparent les matériaux : c'est ainsi que le menuisier scie et polit les planches qui serviront à construire un navire ; d'autres réalisent cette mise en forme : ce sont celles qui construisent le navire à partir des planches ; d'autres enfin utilisent ce qui a été fait, et ce sont elles les plus importantes. Les premières sont les plus subalternes, car elles sont ordonnées aux secondes, et celles-ci aux troisièmes. Le constructeur est donc l’« architecte » du menuisier, et le capitaine celui du constructeur.

 

Comme la matière est pour la forme, et doit être préparée pour lui convenir, le constructeur naval connaît la raison pour laquelle le bois doit être ainsi travaillé, alors que celui qui fait ce travail l'ignore. De même tout le navire est fonction de son utilisation, et celui qui aura à s'en servir sait pourquoi le bateau doit avoir telle forme, car celle-ci se détermine par rapport à une destination. C'est donc dans la forme du produit que l'on trouve l'explication des opérations préparatoires, et dans son usage la raison de cette forme.

 

Dès lors, il est clair que l’ » architecte » connaît la cause de ce qui est fait. Quant à la main-d’œuvre, on peut la comparer à des êtres sans âme, non pas parce qu’ils produisent des objets artificiels, mais parce qu’ils le font sans savoir pourquoi. Ils connaissent ce qui est fait, mais en ignorent les causes, comme le feu, qui jaillit sans s'en rendre compte. Il y a un parallélisme entre le travailleur manuel et l'être inanimé : tous deux réalisent sans le savoir une fin précise à laquelle ils sont ordonnés par une intelligence supérieure. L'être inanimé le fait cependant par nature, alors que le travailleur agit par habitude. Quoique ce dernier ait en effet une puissance naturelle qui le pousse dans une direction unique, son art diffère de la nature, car il a trait à des réalités arbitraires au regard de la connaissance. La nature ne s'acquiert pas par habitude, et l'habitude ne peut se passer de la connaissance. On doit donc comprendre ce qui a été dit dans le sens suivant : on n'appelle pas sages ceux dont on a parlé parce qu’ils sont des praticiens, ce qui conviendrait à des gens expérimentés, mais parce qu’ils ont des raisons d'agir, et connaissent les motifs de leurs actes, ce qui relève de la raison, et convient aux « architectes ».

 

Le second argument s'analyse ainsi : la preuve du savoir, c'est la capacité d'enseigner. L’accomplissement de l'être se constate en effet à la capacité de rendre autrui semblable à soi. Comme la brûlure est l'indice de la chaleur, le signe de la science est l'aptitude à enseigner, c'est à dire à engendrer la science chez autrui. Or celui qui a un savoir-faire peut enseigner, puisqu'il connaît les causes nécessaires à la démonstration (« syllogisme qui produit la science » selon la logique) ; tandis que l'expert ne peut le faire, car ignorant le pourquoi, il ne peut atteindre la science. L'expérience ne se transmet pas de façon scientifique, mais comme une opinion ou une croyance. Aussi l'homme de l'art est-il à l'évidence plus savant et plus sage que l'homme d'expérience.

 

Voici enfin la troisième raison : la connaissance des singuliers est plus propre au sens qu'à toute autre faculté cognitive, car celle-ci a toujours un sens pour point de départ. A aucun d'eux, cependant, nous n'attribuons la sagesse, car bien qu'un sens puisse observer des faits, il n'en connaît pas le pourquoi. Le toucher apprécie la température du feu, mais n'en saisit pas l'explication. De même, l’homme d'expérience, dont la connaissance est factuelle, et non causale, ne peut être dit sage.

 

Après quoi, l’auteur compare le savoir-faire pratique au savoir spéculatif. Montrant d'abord que le second est plus proche de la sagesse que le premier, il répond ensuite à certaines objections. La science ou l'art qui suscite l'admiration des hommes a de la noblesse, et mérite le nom de sagesse. Le fondateur d'un art est admiré pour son sens, son jugement et son discernement des causes, qui sont supérieurs a ceux du commun des mortels, plus que pour l'utilité de ses découvertes. Nous l'admirons « ... pour sa sagesse ... », et pour la subtile quête des causes de sa découverte, et pour « ... son originalité ... » à isoler une réalité des autres. Ou bien – autre interprétation possible du texte d'Aristote – « ... Qui le distingue en quelque sorte des autres hommes ... » (un autre manuscrit donne : « pour sa différence »). Par conséquent, certaines sciences sont plus admirables et plus dignes du nom de sagesse non pour leur utilité, mais pour l'élévation de leur jugement. Certains arts sont notables pour les services qu'ils rendent, soit dans les nécessités de la vie, comme les différentes technologies, soit pour introduire à la science, comme la logique, mais d'autres sont surtout renommés pour leur sagesse, car leur savoir n'est pas destiné à servir mais seulement à connaître : telles sont les sciences spéculatives.

 

Preuve de leur désintéressement : alors que les autres arts ont été découverts pour introduire à la science, servir dans les tâches quotidiennes ou faciliter la vie, bref pour accroître le confort des hommes, ce n'est pas le cas des sciences spéculatives qui n'ont d'autre but qu'elles-mêmes. On le voit dans la géographie de leur apparition : elle eut lieu là où pour la première fois on eut cette intention – une autre leçon précise : « là où pour la première fois les hommes furent oisifs », c'est à dire suffisamment libérés des contraintes pour s'adonner à l'étude, en repos et dans l'abondance de biens. C'est pourquoi les mathématiques, sciences spéculatives s'il en est, virent le jour en Égypte, au sein de la caste des prêtres qui pouvait se consacrer à l'étude, et qui eut une audience étendue, puisqu'on en parle même dans la Genèse.

 

Ayant fait usage du mot art pour désigner indifféremment la sagesse et la science, Aristote repousse l'idée qu'il s'agisse de deux synonymes, et renvoie à l'Éthique où il distingue la science, la sagesse, l’art, la prudence et l'intelligence. Disons rapidement que la sagesse, la science et l'intelligence sont la partie spéculative de l'âme, appelée ici part scientifique : l’intelligence appréhende les premiers principes de démonstration, la science tire les conclusions de causes immédiates, et la sagesse voit les causes les plus élevées (raison pour laquelle on l'appelle la tête des autres sciences). La prudence et l'art en sont la dimension pratique, qui raisonne sur nos actes contingents : la prudence dirige les actions qui ne s'extériorisent pas dans la matière, mais visent à parfaire celui qui agit, d'où son nom de droite règle d'action ; tandis que l'art règle le travail d'une matière extérieure, comme bâtir ou tailler, et se définit : façon correcte de faire.

 

Tout ce qui précède permet à Aristote d'aborder maintenant son propos principal : la sagesse porte sur les causes. A ce qu'il semble au vu de ce qui a été dit, cette science dénommée sagesse porte bien sur les causes premières et sur les premiers principes. On apparaît, en effet, d'autant plus sage qu'on progresse dans la connaissance des causes : l’expert est plus sage que l'intuitif, l’artiste plus que l'expert, les arts directeurs plus que les arts manuels, et parmi les arts et les sciences, les sciences spéculatives plus que les sciences pratiques. Il reste donc que la sagesse pure et simple porte sur les causes, en raisonnant un peu comme si l'on disait : plus un objet est chaud, plus il ressemble au feu, donc le feu comme tel n'est rien d'autre que la chaleur absolue.

 

 

DEUXIÈME LEÇON DU COMMENTAIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE.

  

Ayant vu que la métaphysique porte sur des causes réelles, il reste à savoir de quel type de causes et de principes il s'agit.

 

Pour démontrer à partir de la définition de la sagesse, qu'elle a pour objet les causes les plus universelles et les plus fondamentales, Aristote passe en revue les opinions courantes à son sujet, il en infère qu'elles conviennent toutes à la science universelle des causes premières et fondamentales, et il en tire la conclusion.

 

Nous tenons généralement pour sages ceux dont le savoir est universel (ce qu'il ne faut pas comprendre en un sens quantitatif, car connaître l'infinité numérique de tout ce qui existe est impossible à l'intelligence humaine). Nous pensons aussi d'un sage que ses capacités intellectuelles lui permettent d'aborder des questions difficiles et ardues pour le commun des mortels. Tous nous partageons la connaissance de ce qui tombe sous le sens, mais cela ne relève pas de la « Sophia », car les arcanes de la sagesse ne sont pas aisément accessibles à tous. Est également reconnu pour sage celui qui est bien plus certain de son savoir que n'importe qui d'autre. Le sage se distingue en outre par la capacité de désigner en tous domaines du savoir les causes des phénomènes, et par conséquent par la faculté d'enseigner. La sagesse est par ailleurs, de toutes les sciences, la plus désirable et la plus recherchée, pour le seul fait du savoir, tandis que d'autres ont pour objet et pour but quelque réalité contingente, telle que satisfaire aux nécessités de la vie, parvenir à la jouissance, etc. Cette sagesse enfin doit dominer les connaissances fonctionnelles. C'est compréhensible après ce qui a été dit, car les métiers serviles sont ceux que l'homme exécute manuellement, sous les ordres d'un maître d’œuvre que nous avons déjà appelé architecte et sage.

 

Deux preuves montrent que la sagesse se tient du côté du maître plutôt que du serviteur : les technologies sont coordonnées entre elles par des sciences supérieures, car elles sont destinées aux fins de ces dernières, comme l'équitation à des fins militaires. Or de l'avis unanime, il ne convient pas de soumettre la sagesse à une autre science, mais c'est bien elle qui doit les ordonner toutes. En outre, l’artisan sous-traitant reçoit ses ordres du commanditaire, dans la mesure où il se fie à la plus grande compétence de ce dernier sur ce que l’on doit ou ce que l’on peut faire. L'architecte naval fait confiance aux instructions du capitaine pour la forme que doit avoir le navire. Or le sage n'a pas à être instruit, mais c'est auprès de lui que chacun prend conseil pour sa propre science.

 

Telles sont les opinions admises sur le sage et la sagesse. On peut en tirer la description suivante : le sage est celui qui connaît tout, y compris sur les sujets les plus difficiles ; il connaît les causes et le degré de certitude que l'on peut attendre de chaque sujet ; sa recherche n'a d'autre but que la science ; et c'est lui qui instruit et ordonne les autres domaines du savoir. Ceci peut servir de premier principe de raisonnement, car la sagesse doit être telle, et quiconque est ainsi sera dit sage.

 

Tout ce qui a été dit peut s'attribuer à la connaissance des causes premières et universelles. La science universelle est par excellence la connaissance de tout. Connaître en effet, un universel, c'est connaître en lui tout ce qu'il contient. Mais tout est contenu dans l'universalité la plus élevée, et celui qui connaît cette dernière connaît en quelque sorte tout le reste.

 

En outre, ce qui est le plus loin des sens est difficilement accessible à l'homme. Tout le monde partage la connaissance sensible, car c'est le point de départ du savoir humain. Mais plus la science s'universalise, plus elle s'éloigne de la sensation qui porte sur le singulier. L'universel est donc difficile à l'homme, et la science la plus universelle lui est la plus ardue.

 

Cela semble pourtant contredire la physique. Il y est dit en effet, qu'on connaît d'abord le plus universel et que nos premières connaissances sont les plus faciles. Mais il faut préciser que la connaissance commence par une appréhension très universelle. L’être est par exemple ce qui vient en premier à l'intelligence, comme le dit Avicenne. L’intelligence saisit la notion d'animalité avant celle d'humanité car, de même que dans le mouvement naturel de la puissance à l'acte, l’animal précède l'homme, de même dans sa démarche scientifique, l’intelligence conçoit la nature animale avant celle de l'homme.

 

Mais au regard de la recherche des causes et des propriétés de la nature, on découvre d'abord les faits les moins généraux, puisque c'est à partir des causes particulières, relevant d'un genre unique, que nous parvenons aux causes universelles. Dans la ligne de la causalité, nous ne connaissons l'universel qu'au terme d'une démarche intellectuelle, bien que cette connaissance soit fondamentale, tandis que dans le domaine de l'abstraction conceptuelle, les connaissances plus universelles sont antérieures à celles qui le sont moins, et postérieures à celles des phénomènes singuliers. La sensation porte sur le singulier, et précède l'intelligence des universels. Il paraît alors nécessaire d'expliquer pourquoi Aristote n'a pas dit que la connaissance des causes universelles était ce qu'il y a de plus difficile, mais qu'elle était « plutôt » difficile : car les réalités dégagées de toute matérialité comme les substances immatérielles, sont plus difficiles encore à comprendre. C'est pour cette raison que la sagesse, si elle est première dans la hiérarchie des sciences, est la dernière à laquelle nous pouvons parvenir.

 

Plus une science s'élève dans cette hiérarchie, plus elle est certaine. Une science qui se sert d'une autre est moins rigoureuse que cette autre. Ainsi, l’arithmétique est plus certaine que la géométrie dont la matière intègre les nombres. C'est clair si l'on regarde le principe premier que chacune retient : l’unité et le point. Le point ajoute à l'unité sa spatialisation. L'être indivisible a raison d'unité, et, du point de vue de la mesure, l’unité est principe de numération. Le point lui ajoute une situation dans l'espace. Les sciences particulières sont au-dessous des sciences universelles. L’être mobile par exemple, matière de la philosophie de la nature, ajoute à l'être pur et simple de la métaphysique, et même à l'être quantitatif des mathématiques. Par conséquent, la science portant sur l'être est la plus universelle et la plus certaine. Et il n'y a pas contradiction dans le fait de dire à la fois qu'elle est plus circonscrite et qu'elle permet de tout connaître, car l'universel est peu diversifié en acte, et contient beaucoup en puissance. Plus une science est certaine, moins les objets de son étude sont nombreux. Les sciences pratiques, dont l’investigation porte sur de multiples actes concrets et variés, sont donc les moins rigoureuses.

 

Cette science est aussi la plus instructive, car plus qu'une autre, elle considère la causalité. Instruire consiste uniquement en ceci : donner la cause de quelque chose, car c'est avec la cause que l'on connaît, et enseigner, c'est faire connaître. Or la science qui porte sur l'universel étudie les causes premières de toute causalité. C'est donc évidemment elle qui est la plus riche d'enseignements.

 

Plus une science permet de connaître, et plus elle se justifie par elle-même, plutôt qu'en vue d'autre chose. Or celle qui traite des causes premières offre le savoir le plus élevé. C'est donc d'abord pour elle qu'on s'y adonne. Car celui qui n'a d'autre but que de savoir, recherche essentiellement la science, et la science la plus haute traite du savoir le plus élevé. Par conséquent, la science la plus désirée pour elle-même est celle qui offre les connaissances les plus riches. En outre, les connaissances grâce auxquelles nous avons l’intelligence du reste, et qui sont les plus fécondes, sont celles des causes et des principes, et non l'inverse. La science maîtresse, dont les autres sont les servantes, considère la fin qui fait agir chacun. Un vaisseau, fait pour naviguer, est dirigé par son capitaine. C'est donc lui le commanditaire, et le fabriquant son commandité. Or plus qu'une autre, la science dont nous parlons considère la finalité de tout. C'est le bien propre de chacun qui le fait agir. Or il y a une fin qui est un bien pour chaque genre de réalités, et la fin de toutes choses, dans tout l'univers, est ce qu'il y a de meilleurs pour toute la nature. Son étude relève donc de cette première science, qui gouverne toutes les autres.

 

Le nom de sagesse revient donc à une seule science, objet de notre recherche. C'est une science théorique, spéculant sur les premiers principes et les premières causes. C'est évident des cinq premières caractéristiques, qui toutes ont trait aux causes universelles. Mais comme la sixième aborde le problème de la fin, que les anciens philosophes ne posèrent pas clairement comme cause, Aristote mentionne spécialement cette autre propriété de la science des causes premières. La fin est un bien pour lequel on agit, et fait donc partie des causes. Par conséquent, la science des causes premières et universelles doit aussi considérer la fin universelle de toute chose, qui est le meilleur de la nature.

 

 

TROISIÈME LEÇON DU COMMENTAIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE.

 

Après avoir circonscrit l'objet de cette science, Aristote en manifeste la qualité, en illustrant sa dignité et en présentant le résultat qu'elle s'efforce d'atteindre.

 

Sa valeur lui vient de ce qu'elle est une science spéculative, et non pas une science pratique, de ce qu'elle est la plus autonome des sciences, de ce qu'elle dépasse les capacités naturelles de l'homme, et de ce qu'elle est la plus vénérable des sciences. Toute science qui cherche uniquement à savoir, n'est pas dite pratique, mais spéculative, et d'abord celle qu'on nomme sagesse ou encore philosophie, car elle ne vise que la seule connaissance. Quiconque veut en effet, comme le philosophe, remédier à son ignorance, n'a d'autre but à ses recherches que le savoir.

 

Or les premiers qui commencèrent à philosopher, s'étonnèrent d'abord de certains phénomènes. Différemment certes de maintenant, car leurs observations avaient trait à des problèmes peu compliqués, dont ils eurent rapidement l'explication. Mais s'appuyant sur ces certitudes simples pour scruter l'inconnu, ils en arrivèrent à s'interroger sur des sujets plus nombreux et plus difficiles, comme les mouvements de la lune, ses phases et ses éclipses. Ils s'interrogèrent aussi sur les rotations du soleil, ses éclipses ou sa taille ; sur le nombre et la position des astres ; sur l'origine de l'univers, due au hasard pour certains, à l'intelligence pour d'autres, ou à l'amour pour d'autres encore.

 

Reste que l'interrogation et l'observation viennent de l'ignorance. Lorsque n'apparaît pas la cause d'effets tout à fait visibles, nous nous en inquiétons, et cet étonnement qui conduit à la sagesse, fait du philosophe une sorte de « philomythe », amateur des paraboles propres aux poètes. Les premiers auteurs des mythes explicatifs de l'origine des choses furent nommés poètes théologiens, comme Persée, et quelques autres connus sous le nom de « sept sages ». On compare le philosophe au poète parce que tous les deux sont attirés par ce qui suscite leur admiration attentive. Comme l’allégorie de l'artiste naît de sa contemplation, l’aiguillon philosophique se nourrit du regard du savant. On cherche à l'évidence dans la philosophie un antidote à cette ignorance qui pousse à l'observation, et l'ardente quête scientifique n'a donc pour but que le savoir, et non quelque intention utilitaire.

 

On s'est d'abord servi du mot sagesse pour désigner ce qu'aujourd'hui on nomme philosophie. Les anciens qui recherchaient la sagesse par l'étude, s'appelaient eux-mêmes « sophistes », c'est à dire sages, et Pythagore, s'interrogeant sur le titre qu'il se donnerait, ne voulut pas paraître présomptueux en suivant ses prédécesseurs. Il se nomma donc « philosophe », c'est à dire ami de la sagesse. Et depuis ce temps, sage et philosophe, comme sagesse et philosophie, sont synonymes. Concernant notre propos, on voit qu'aimer la sagesse, c'est la rechercher pour elle-même et non pour autre chose, car on poursuit un but en vue d'un autre plutôt par amour du dernier que du premier.

 

L’enchaînement des événements dans la quête de la philosophie est lui aussi significatif : Une fois que furent pratiquement assurés non seulement les moyens nécessaires à la vie, mais aussi les biens permettant l'oisiveté et le repos, ainsi que l'érudition indispensable, notamment en logique, dont le but n'est pas d'être connue, mais d'introduire aux autres disciplines, ce n'est qu'alors que l'homme commença à s'interroger sur ce genre d'éthique qu'est la sagesse. Il ne le fit donc pas en vue d'autre chose, car on ne cherche pas ce que l’on a, et comme l'homme possédait tout le reste quand il commença de philosopher, il le fit bien sans autre but.

 

Cette science est autonome. Est dit libre l'homme qui dépend de lui-même et non d'autrui. Le serviteur appartient à son maître, travaille pour lui, et tient de lui tout ce qu'il possède, alors que l'homme libre doit à lui-même son état, ses actes et ses biens. De même notre science, la seule parmi toutes à se suffire à elle-même, est la seule à être libre. Cela veut d'abord dire en général qu'étant spéculative, elle relève du seul genre de sciences que l'on recherche pour elles-mêmes. Ne sont dit arts libéraux que ceux qui sont ordonnés au savoir. Les autres visent à quelque service pratique et sont nommés métiers ou techniques. Mais surtout de façon spécifique, la philosophie ou sagesse porte sur les causes les plus élevées, au nombre desquelles se compte la cause finale. Cette science doit donc considérer la fin ultime et universelle de tout. Par conséquent, toutes les autres sciences lui sont ordonnées et elle seule est entièrement à elle-même sa propre fin.

 

Elle dépasse les capacités de l'homme car son indépendance en interdit la possession à une nature asservie à beaucoup de contraintes. Or la condition humaine est soumise à tant de nécessités qu'il lui arrive de laisser de côté une démarche en soi essentielle pour vaquer aux obligations de la vie. Aristote dit ailleurs que philosopher vaut mieux que s'enrichir mais que parfois l'indigence fait d'abord un devoir de gagner de l'argent. Preuve de plus que la sagesse n'est voulue que pour elle-même : l’homme ne la possède pas. On est propriétaire des biens que l'on peut produire à volonté, ou dont on dispose librement. Or l'homme n'a pas le libre usage de cette science auto-finalisée, puisqu'il en est fréquemment distrait par les charges quotidiennes. Il n'en a pas non plus la parfaite maîtrise, puisqu'il ne peut en faire le tour. Pourtant le peu qu'il acquiert l'emporte sur tout ce qu'il peut savoir par une autre science.

 

Le poète Simonide prétend qu'à Dieu seul revient l'honneur de vouloir une science désirée pour elle-même, et que l'homme en est indigne car elle est au-delà de sa condition qui est de se soumettre aux nécessités vitales qui le pressent. Cette erreur vient des dires de quelques poètes. Selon eux, la divinité est envieuse de son honneur, et ne veut pas le mettre à la portée des hommes. Elle l'est d'autant plus précisément à propos de cette science auto-finalisée, qui est la plus noble de toutes. A les entendre, les êtres imparfaits sont tous rejetés, et les élus sont ceux à qui la providence communique ses bienfaits. C'est donc par envie que les dieux refusent d'accorder leur bonté, et que les hommes exclus de la sagesse sont des réprouvés.

 

La racine de cette opinion est des plus fausses, car la divinité ne peut être envieuse de quoi que ce soit. Ce sentiment est en effet une sorte d'amertume envers la prospérité d'autrui, qui mine celui qui considère le bien des autres comme une dégradation de son bien propre. Or Dieu ne peut être triste, puisqu'il n'est sujet d'aucun mal, et aucun autre bien ne peut empiéter sur le sien, car sa bonté est la source intarissable d'où jaillit tout bien. Même Platon a dit que Dieu est exempt de toute envie. Les poètes mentent ici, mais, comme dit le proverbe, en beaucoup d'autres endroits encore.

 

La sagesse est la plus vénérable des sciences, car elle est la plus divine, et Dieu est la plus vénérable des réalités. Elle seule est divine, et à un double titre : ‑ c'est la science de Dieu, ‑ elle porte sur les choses divines. Comme elle traite des causes et des principes premiers, il faut que ce soit de Dieu, car on le conçoit au moins comme une des causes existantes, et une sorte de principe. En outre, cette science sur Dieu et les premières causes, Dieu seul, ou du moins surtout lui, la possède. Seul il en a une parfaite compréhension, et lui surtout la détient, car à sa manière, cette science est accessible à l'homme non à titre de propriété, mais d'emprunt. En conclusion, toutes les autres sciences desservent mieux que celle-là les nécessités de la vie, mais elles sont moins recherchées pour elles-mêmes, et aucune ne peut être plus digne.

 

Le développement de cette science s'achève à l'opposé de ce qui motivait ses premiers chercheurs, analogiquement à ce qui arrive au mouvement et à la génération naturelle. Le mouvement trouve son terme dans le contraire de son point de départ. Or la recherche est aussi un acheminement vers la science. Au début, l’admiration à tout propos permit le défrichement de cette discipline. Les premiers savants s'étonnèrent de peu de choses, mais leurs successeurs abordèrent des questions plus obscures. Ils furent surpris de voir les choses comme des mécanismes extraordinaires, arrivés là par une fortune inexplicable. Ces automatismes leurs paraissaient être des hasards nécessaires. Ils s'intéressèrent surtout aux phénomènes aléatoires apparemment prévisibles, et résultant donc de déterminisme. Or le hasard ne vient pas d'une cause déterminée, d'où leur étonnement devant leur incompréhension. Ces hommes ne discernant pas encore les causes, observèrent tout comme le fruit du hasard. Ainsi s'interrogèrent-ils sur les deux révolutions du soleil : le solstice d'été et le solstice d'hiver, car au premier, le soleil quitte son orientation vers le nord pour tendre vers le sud, et inversement au second. De même, ils s'inquiétèrent de l'incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré, car seul l’indivisible n'est pas mesurable, seule l'unité n'est pas mesurée par un nombre, mais les mesure tous. Il est donc surprenant qu'une grandeur divisible ne soit pas mesurable, or la diagonale et le côté du carré ne sont ni des indivisibles ni des unités, d'où le problème de leur incommensurabilité.

 

La recherche philosophique commence par s'étonner, elle doit s'achever et s'épanouir dans son contraire. On s'accomplit en se perfectionnant, et comme dit le proverbe, le progrès est d'ordre qualitatif. Cet opposé et cette amélioration transparaissent au travers des sujets d'étonnement évoqués : quand l'homme discerne les causes, il ne s'interroge plus. Le géomètre n'est pas perturbé par l'incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré car il sait pourquoi : la diagonale ne se rapporte pas au côté comme un nombre carré à un autre, mais comme le carré à sa racine ; il ne s'agit pas d'une proportion entre deux nombres, et ils ne peuvent donc être mesurés ensemble. Seules sont commensurables les droites dont le rapport est numérique. La fin de notre science, dans laquelle nous devons combler tous nos vœux, est la connaissance des causes, qui dissipera notre étonnement devant leurs effets.

 

Voilà la nature de cette science. Voilà pourquoi elle est spéculative, libre et divine. Voilà son intention qui régit ses interrogations, toute sa méthode et tout ce qu'elle est. Elle s'intéresse aux causes premières et universelles, qu'elle cherche et établit : et forte de cette connaissance, elle parvient au but fixé : l’apaisement de l'inquiétude par la connaissance des causes.

 

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