Livre des Physiques

 

 

PROŒME AU COMMENTAIRE DES PHYSIQUES

 

 

 

Nous ouvrons l'analyse du livre des Physiques qui est le premier de toute la science de la nature, et nous devons commencer par déterminer sa matière.

 

Toute science ayant son siège dans l'intelligence, on parvient à concevoir une réalité en l'abstrayant de la matière, et selon les divers rapports que les choses entretiennent avec elle, elles sont l'objet de différentes sciences. En outre, une science se construit par la démonstration, dont le nœud est la définition. Par conséquent, les sciences se différencient également par les diverses façons de définir.

 

Il faut donc savoir que certaines réalités dépendent de la matière pour exister et pour être définies. D'autres ne peuvent exister sans une matière tangible, quoique celle-ci n'intervienne pas dans leur définition ; elles diffèrent des premières comme le courbe du camus. Il faut de la matière pour l'existence et la définition du camus, car c'est la courbure d'un nez. Il en va de même pour toute réalité naturelle comme l'homme ou la pierre. Mais la courbe, qui ne peut exister sans matière concrète, s’en dispense dans sa définition, comme tout être mathématique tel que le nombre, la grandeur ou la figure. Il est enfin des êtres qui ne dépendent de la matière ni pour exister, ni pour être conçus, soit qu'ils soient libres de toute matière comme Dieu et les êtres spirituels, soit qu'ils ne soient pas toujours matériels comme la puissance, l’acte, la substance et l'être lui-même. Ces derniers sont le sujet de la métaphysique, les précédents celui des mathématiques et les premiers celui de la science de la nature ou physique.

 

Tout ce qui est matériel est le lieu de mouvements, de sorte que l'être mobile est le sujet de la philosophie de la nature. Celle-ci porte en effet sur les réalités naturelles dont le principe est la nature, source intime du mouvement et du repos de l'être. Seront donc sujet de la science de la nature les êtres qui ont en eux le principe de leurs mouvements.

 

Lorsque plusieurs réalités ont quelque chose en commun, il vaut mieux d'abord traiter de ce commun pour lui-même, afin de ne pas se répéter dans les différentes études particulières. De là, la nécessité d'un livre au début de la science de la nature, qui analyse les traits communs de l'être mobile, de même qu'une « philosophie première » traitant des caractères communs de l'être en tant que tel, précède toutes les autres sciences. C'est du livre des Physique dont il est question. Il est aussi intitulé Propos sur la Physique ou Leçons sur la Nature, car il est bâti comme un enseignement destiné à des élèves. Son sujet est l'être capable de mouvement. Je ne dis pas « ... Les corps capables de mouvements », car ce livre démontre que tout être mobile est un corps, alors qu'aucune science ne prouve son sujet. D'ailleurs, le premier livre du Traité du Ciel, qui succède à celui-ci, examine dès le début ce que sont les corps.

 

Viennent après lui tous les autres traités de la science de la nature, qui analysent les différentes espèces d'êtres mobiles : Le Traité du Ciel aborde les êtres en déplacement local, première espèce de mouvement ; le Traité de la Génération, la formation des êtres et les transformations communes aux premiers mobiles que sont les éléments ; le Traité des Météores, les transformations particulières de ces éléments ; le Traité des Minéraux, les substances mobiles inanimées ; le Traité de l'Âme et les suivants, les êtres animés.

 

Aristote fait précéder son livre d’un proœme sur la méthode en sciences naturelles : Il faut commencer par considérer les principes, et d'abord les plus universels d'entre eux. Dans toute science où se trouve principes, causes ou éléments, la compréhension et la science débutent avec eux. Comme c'est le cas de la physique, il faut d'abord étudier ses principes. La compréhension réfère à la définition, et la science à la démonstration, car toutes deux procèdent des causes, et une définition complète ne diffère d'une démonstration que par la position de ses termes.

 

Par les mots «principes, causes ou éléments», on n'entend pas signifier la même chose. Cause dit plus qu'éléments, car ceux-ci sont les ultimes composants intrinsèques des choses. Les éléments d'une phrase par exemple, sont les lettres et non les syllabes, alors que la cause est ce dont dépend l'être et le devenir. Contrairement aux éléments, une cause peut donc être extrinsèque ou même intrinsèque sans être un composant ultime de la réalité. Principe dit processus ordonné, et quelque chose peut être principe sans être cause. Le départ par exemple, est le principe du mouvement ou le point celui de la ligne, sans être cause. C'est donc en donnant à «principe» le sens de cause motrice qu'on rend le mieux l'idée de processus ordonné. De même «cause» doit s'entendre des causes formelle et finale, dont dépendent d'abord l'être et le devenir. Les «éléments» enfin, sont proprement les causes matérielles primordiales. L'auteur énumère ces concepts, mais ne les associe pas, pour montrer que toutes les sciences ne démontrent pas par toutes les causes. Les mathématiques n'utilisent que la cause formelle, la métaphysique essentiellement les causes formelle et finale, et parfois la cause efficiente, tandis que la physique se sert des quatre.

 

La première assertion repose sur une opinion commune : On pense connaître quelque chose lorsqu'on en connaît toutes ses causes, de la première à la dernière. Il est inutile de chercher, comme Averroès, à comprendre autrement l'expression «principes, causes ou éléments». Aristote écrit d'ailleurs «... jusqu’aux éléments», car la matière est ce que l'on connaît en dernier. Elle est en effet conditionnée par la forme, elle-même produite par un agent en vue d'une fin, à moins qu'elle ne soit elle-même cette fin. Pour remplir sa fonction par exemple, la scie doit avoir des dents, et ces dents doivent être en acier pour pouvoir couper.

 

Aristote donne ensuite une raison et un signe pour expliquer que l'on doit commencer par les principes les plus universels. Il nous est tout naturel de saisir d'abord ce qui nous est le plus accessible, avant d'arriver à des connaissances plus conformes à la nature des choses mais aussi plus lointaines. Or plus proche est la connaissance et plus elle est connue en raison de sa généralité. On doit donc aller de l'universel au singulier.

 

Les connaissances les plus proches de nous sont les plus éloignées de la nature des choses, et comme la progression naturelle du savoir consiste à partir de ce que l'on connaît pour découvrir ce qu'on ignore, on doit s'appuyer sur ce qui est plus connu de nous pour accéder à des connaissances plus essentielles par nature. Remarquons qu'Aristote parle indifféremment de connaissable par nature ou de connaissable purement et simplement. On a une connaissance pure et simple de ce qui est en soi connaissable. Or quelque chose est d'autant plus connaissable en soi qu'il a plus d'être, et il a d'autant plus d'être qu'il est plus en acte. C'est donc de cela qu'on peut avoir une connaissance conforme à la nature. Inversement notre compréhension progresse de la puissance à l’acte, et les prémisses de la connaissance sont les qualités sensibles qui, étant matérielles, sont intelligibles en puissance. Nous les connaissons donc avant les substances immatérielles, qui sont pourtant plus connaissables par nature. «Connaissable par nature» ne veut pas dire que c'est la nature qui connaît, mais que quelque chose est connu en lui-même et dans sa propre nature. Aristote dit d'ailleurs : «plus connaissable et plus certain» car ce n'est pas n'importe quel savoir que recherche la science, mais un savoir sûr.

 

La seconde affirmation s'éclaire si l’on sait que le mot «confusion» signifie un contenu de développements possibles, mais seulement vu globalement. La connaissance globale est l'intermédiaire entre la pure puissance et l'acte achevé. Or l'intelligence humaine passe de la puissance à l'acte. La connaissance est donc confuse avant d'être distincte. Mais la science est achevée lorsque sa résolution débouche sur la connaissance précise des principes et des éléments. C'est pourquoi la connaissance confuse est plus proche de nous.

 

L'universel est évidemment confus car il contient potentiellement ses espèces. La connaissance universelle est globale. Elle se précise lorsque chacune de ses potentialités est actualisée. La connaissance de l'animalité n'est que virtuellement la connaissance de la rationalité. Donc la connaissance virtuelle précède la connaissance actuelle, et, selon cet apprentissage progressif qui nous fait passer de la puissance à l'acte, la connaissance de l'animalité est plus proche de nous que celle de l'humanité.

 

Aristote semble dire ailleurs qu'au contraire, ce sont les singuliers qui sont les plus immédiatement connu de nous et que les universels sont plus connaissables par nature. Comprenons que l’auteur entend alors par singulier l'être individuel tangible. Sa connaissance nous est plus immédiate car la sensation du singulier précède l'intelligence de l'universel. Mais l'universel est intelligible en acte, au contraire du singulier qui est matériel. Donc la connaissance intellectuelle est plus parfaite et, absolument parlant, l’universel est plus connaissable par nature. Tandis qu'ici, «singulier» ne désigne pas l'être individuel, mais l'espèce, qui est plus connaissable par nature, puisque son existence est plus achevée et sa connaissance plus précise.

 

Averroès explique autrement ce passage. Pour lui, Aristote a voulu donner la méthode de démonstration de cette science qui consiste à partir des effets et de ce qui est second par nature, et non la façon dont elle progresse. Toujours selon ce commentateur, le philosophe a voulu montrer que ce qui est plus connaissable pour nous, c'est l'être composé d'éléments simples, prenant "composé " pour " confus ", et il en conclut comme corollaire qu'il faut aller du plus universel au moins universel. Mais cette explication ne convient manifestement pas. Il n'y a pas d'unité d'intention liant l'ensemble. De plus Aristote n'a pas voulu donner ici le mode de démonstration puisqu'il le fait au second livre de ce traité, selon l'ordre normal de progression. En outre ce n'est pas la «composition» qu'il fallait expliquer, mais l’ «indistinction». On ne peut en effet conclure quoi que ce soit d'un universel, car le genre n'est pas «composé» d'espèces.

 

Puis Aristote illustre son propos de trois signes : Comme une entité sensible est d'abord connue des sens, une entité intelligible l'est d'abord de l'intelligence. Or l'universel est une sorte d'entité intelligible car il contient à titre de parties de nombreux inférieurs. Donc pour nous, l’universel est d'abord connu de l'intelligence. Pourtant l'équivoque des termes «tout», «partie» et «contient» semble anéantir toute force probante. Il faut donc voir qu'une entité complexe et un universel ont en commun d'être synthétiques et indistincts. La saisie d'un genre n'est pas le discernement de ses espèces, elle n'en est qu'une possibilité. De la même façon en apercevant une maison, on n'en distingue pas d'emblée les parties, et notre connaissance de cette entité comme de l'autre est d'abord marquée d’indistinction. Elles n'ont cependant pas en commun le fait d'être composées, ce qui montre que l'auteur a bien voulu parler de confusion et non pas de composition.

 

Aristote donne un deuxième signe avec la notion d'entité complexe d'ordre intellectuel : Un objet défini se comporte, vis à vis des éléments le définissant, un peu comme un tout puisqu'il les contient en acte. Mais celui qui en saisit le nom, que ce soit «homme» ou «cercle», ne discerne pas tout de suite les principes le définissant. Le nom est donc une totalité indistincte que la définition décompose, en séparant un à un les principes qui le définissent. Là encore pourtant, il paraît y avoir contradiction avec ce qu'on a dit précédemment : Les éléments définissant un objet doivent être plus universels, puisqu'on les a dits mieux connus de nous. Si en outre l'objet défini nous était mieux connu que ce qui le définit, jamais la définition ne pourrait nous le faire découvrir, puisqu'on ne progresse qu'à partir de ce que l'on sait déjà. C'est qu'en fait, les termes d'une définition, en tant que tels, nous sont mieux connus que le défini, mais on connaît l'objet à définir avant de savoir que ce sont ces termes là qui le définissent. Pour prendre un exemple, on sait ce que sont l'animalité et la rationalité avant de savoir ce qu'est l'humanité, mais on connaît d'abord confusément la nature humaine avant de savoir qu'elle se définit comme «animal raisonnable».

 

Enfin le philosophe donne une dernière preuve issue de l'universalité propre à la sensation : Plus le concept est universel et plus il nous est accessible, et de même, le sens appréhende d'abord des perceptions plus communes. Il s'agit là d'une antériorité aussi bien au regard de la distance que du temps. Lorsqu'en effet, nous percevons quelque chose d'éloigné, nous voyons d'abord un corps, avant de distinguer un être animé, puis un homme et enfin Socrate. De même l'enfant perçoit un homme avant de voir que cet homme est Platon et qu'il est son père. C'est pourquoi, ajoute Aristote, il appelle d'abord tous les hommes «papa» et toutes les femmes «maman», avant de les reconnaître chacun personnellement.

 

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