Présentation

 

INTRODUCTIONS A LA PHILOSOPHIE PAR THOMAS D’AQUIN

 

 

Une introduction à la philosophie de Thomas d’Aquin est toujours un exercice délicat auquel s’essayent les meilleurs parmi les disciples du Docteur. Mais compte tenu de la personnalité toujours affirmée de ces auteurs, la tentative prend fréquemment un tour original qui reflète autant la pensée propre du mentor que celle du Maître, et pour tout dire, la vision personnelle de l’un sur l’autre. Il faut alors très bien connaître la philosophie de Thomas d’Aquin pour apprécier à sa juste valeur l’introduction qui en est proposée. Ainsi se boucle un cercle vicieux qui est la raison majeure des difficultés à pénétrer la pensée thomiste. La solution ne serait-elle pas alors, d’aller chercher cette initiation chez Thomas d’Aquin lui-même ?

 

Mais ni lui, ni Aristote dont il est le disciple en la matière, n’ont écrit d’introduction à la philosophie. Cependant, Aristote, dans certains de ses traités, prépare rapidement le lecteur à la discipline qu’il aborde avec quelques définitions sur l’objet étudié, les articulations de la discipline, la méthode à utiliser et la finalité poursuivie. A sa suite, mais de façon beaucoup plus systématique, Thomas d’Aquin fait précéder ses œuvres d’un  «proœmium» (ou prologue, ou préface) où il poursuit les mêmes intentions. Chacun de ses commentaires des traités d’Aristote bénéficie ainsi de considérations préalables, et même, dans l’un d’eux – le Traité de l’Âme – il explique les règles à respecter pour construire un bon  «proœmium».

 

A défaut donc d’une introduction systématique, nous proposons au lecteur une traduction française (que nous espérons abordable) des huit principales parmi ces préfaces : proœme au commentaire du traité  de l’Interprétation, à celui du traité  de la Démonstration, à celui du traité des  Physiques, à celui du traité  du Ciel, à celui du traité  de l’Âme, à celui du traité de l’Éthique, à celui du traité de la  Politique, et enfin au commentaire du traité de la  Métaphysique. accompagnées des proœmes aux œuvres qui en dépendent.

 

 

1°- PREMIERE INTENTION.

 

Le but premier du présent travail est donc de proposer à l'amateur éclairé, un texte français significatif de la philosophie d'Aristote commentée par Thomas d'Aquin. Nous entendons, avec ce terme, énumérer tous les aspects de notre démarche, mais aussi ses limites.

 

1°) Par  significatif, nous voulons d'abord dire fidèle à la pensée de ces auteurs. A cet égard, le choix de traductions est un gage de plus grande objectivité sur le fond, car le traducteur ne s’engage que très peu personnellement. C'est aussi une solution de facilité, donc une sécurité, quant à la forme, car il dispense l'auteur : 1°) de développer une pensée personnelle, et 2°) de prouver que cette pensée est bien conforme à celle du maître qu'il veut présenter. La traduction est le genre littéraire permettant le mieux d'éviter toute subjectivité, ou du moins de la déceler le plus facilement au vu du texte original.

 

2°) En outre,  significatif équivaut à essentiel. Essentiel, non pas pour le sage accompli, mais pour le lecteur désireux de s'initier. Or rien ne l'est plus que ces  «proœmes», où Aristote et Thomas d’Aquin cadrent nos idées en quelques pages. Pour chaque sujet abordé, nous découvrons les grandes interrogations et les principales conclusions le concernant, son organisation interne, son importance et ses difficultés, ainsi que sa place et son originalité dans l'économie générale de la philosophie. Ainsi mis sur rails, nous avançons à grands pas. Reportons-nous tout de suite à la première leçon du Commentaire du Traité de l’Âme : un proœme doit «... mettre l'auditoire en appétit, en lui montrant l'utilité d'une science, (...) le discipliner en lui donnant l'ordre et les subtilités du traité, (...) enfin éveiller son attention en relevant les difficultés ».

 

Nous avons respecté la séquence donnée par les auteurs eux-mêmes dans l'exposition des différentes branches de la philosophie : Logique, Physique et Psychologie, Éthique, Politique, Métaphysique. Lorsque Aristote commet lui-même un proœme à ses traités, Thomas d’Aquin se contente le plus souvent de le commenter, sans rien ajouter. De sorte que nous aurons soit des proœmes de la main même de Thomas d’Aquin, là ou Aristote reste muet : InterprétationDémonstrationDu Ciel, soit des commentaires de proœmes d'Aristote : L’Âme» et  Éthique, soit les deux - proœme de Thomas d’Aquin et commentaire du proœme d’Aristote - : PhysiquePolitique et  Métaphysique.

 

3°) Mais nous entendons aussi par  significatif que ce texte soit parlant pour le lecteur. Et là, pensons-nous, se trouve notre valeur ajoutée. Le fil directeur de ce travail fut constamment de ne livrer du texte latin que la richesse de la pensée, sans l'obscurcir par un jargon inconnu de tout dictionnaire français. Les traductions littérales, bien que souvent émaillées d'inventions de vocabulaire et d’incongruités grammaticales, ont leur pleine justification comme documents de travail. Thomas d’Aquin a lui-même fondé ses commentaires philosophiques sur ce genre de textes. Reste qu'elles sont tout à fait indigestes pour le profane, même cultivé.

 

S'il n'a pas prétention à la science, le traducteur peut, semble-t-il, ne pas se soucier de la technique, lorsqu'elle alourdit le style, sachant que l'étude rigoureuse d'une pensée ne peut se faire que dans sa langue originelle. Nous avons donc supprimé ce qui, chez les thomistes, existe au moins autant que chez les philosophes germanisant : tout un apparat de mots consacrés et d'expressions intraduisibles, qui ne devraient pas avoir le droit de franchir les murs des écoles. Plus encore, nous avons souvent abrégé, voire omis, des passages de Thomas d’Aquin correspondant à la technique du commentaire : rappels du plan, situations des extraits commentés, références ... Nous avons enfin essayé de trouver une expression qui fasse bon ménage avec les usages de la langue française, sans trahir les auteurs.

 

Dans cette optique, il a fallu souvent supprimer des répétitions logiquement nécessaires, mais désagréables, et à l'inverse, gloser là où la concision latine pouvait être obscure. Le choix du vocabulaire fut  aussi un problème épineux. Si certains mots latins sont difficilement traduisibles autrement que par leur calque français (genre, âme, substance, puissance, …), il a fallu d'abord éviter de recopier systématiquement le latin (le terme latin perfectum a un sens différent du mot français parfait), mais nous avons dû tout autant nous défendre contre le refus systématique de calquer ce même latin, sous prétexte de déontologie.

 

Un même mot est souvent traduit de façons différentes, soit parce que le sens latin, trop riche, ne trouve pas son correspondant français (ratio, ars, habitus, ...), et il est alors rendu, selon le contexte, par des synonymes plus limités, soit parce que la répétition, fréquente chez Thomas d’Aquin, nuirait au style. Mais ce que l'on gagne en précision ou en art, on le perd en technicité, et surtout en élévation de pensée. C’est la marque en effet d’une intelligence profonde, de voir sous un même concept - et donc sous un même mot -, une multiplicité de concepts inférieurs, dans leur communauté de racine. Rectitude et profondeur ne sont pas des traits de génie de la langue française, qui est plus celle de dialecticiens et de poètes que de philosophes.

 

L’usage du mot  «proœme» est une des rares concessions au vocabulaire scolastique, faite par goût d'exotisme, plutôt que par souci de rigueur. «Habitus» est le seul mot dont la traduction ne nous a jamais vraiment satisfait. Sa signification la plus exacte serait : «caractère acquis», mais cette expression relève d’un autre jargon, scientifique celui-là, et nous ne l'utiliserons pas.

 

Enfin certaines traductions font appel, dans une faible mesure, au vocabulaire scientifique moderne, afin de mettre en relief, tant que cela est légitime, l’actualité de la pensée des auteurs. Elles  « tirent» parfois le texte, pour exprimer de façon plus concrète ce qui n'est qu'implicite et virtuel. Nous avons cependant l'impression de rester fidèle à Thomas d'Aquin, qui donne justement ce processus comme définition du progrès de la connaissance.

 

Ces choix nous paraissent d'autant plus légitimes qu'il s'agit d'introductions. Nous n'aurions certainement pas conçu ainsi la traduction du corps des commentaires scientifiques de saint Thomas, où la rigueur d'organisation, de progression et d'expression est extrême, et ne peut être levée sans remettre en cause la consistance même du savoir qu'il offre.

 

Il n'en est pas de même ici, car ces textes sont par définition « préscientifiques », au moins du point de vue du lecteur, et leur rigueur, quoique réelle, est d'un ordre différent. Elle s'appuie essentiellement sur l'expérience courante, le bon sens humain, l’histoire, les comparaisons, et s'exprime souvent dans des mots très universels ou très analogiques, sans préciser encore toutes les distinctions possibles. Les auteurs y offrent parfois des conclusions issues d'arguments qui supposent une maîtrise approfondie de la philosophie pour être appréciés. On lit par exemple dans la politique que l'art imite la nature parce que : « ... L'intelligence humaine est semblable à l'intelligence divine ... » Il est clair qu'à notre niveau d’initiation, nous sommes incapables de juger du bien-fondé de tels arguments, et c'était bien aussi l’avis de Thomas d’Aquin. Il en est de même lorsqu'il donne les grandes parties de la philosophie, leurs articulations et leurs objets, ou lorsqu'il s'exprime sur des sujets ardus tels que le cosmos, l’âme ou les  « substances séparées ». A ce stade, Thomas d’Aquin ne vise pas la science, il veut simplement nous laisser entrevoir l’élévation du sujet abordé et sa situation parmi les autres, tout en montrant que ce n'est pas sans raison, même si nous ne pouvons encore les recevoir. De sorte que le style adopté pour ces traductions respecte tout à fait cette intention.

 

Nous hésitons donc à appeler  « traductions » les œuvres présentées. Parlons plutôt d'adaptations, ce qui correspondrait mieux à notre objectif : mettre en relation deux cultures, plutôt que deux textes.

 

 

2°-  SECONDE INTENTION.

 

Au fur et à mesure de l'avancement de ces traductions, se mit à germer une idée de plus en plus pressante : chacun de ces prologues introduit à la substance du traité auquel il appartient. Il se sert pour cela notamment d'arguments très généraux et assez accessibles par leurs thèmes concrets et courants. Bien souvent, ces réflexions se retrouvent, se répondent et s'enrichissent d'un proœme à l'autre. De sorte qu’une mise en ordre systématique de ces données éparses en un seul ouvrage offrirait en quelque sorte une introduction générale à la philosophie comme par les auteurs eux-mêmes.

 

C'est cette intuition qui fut à l'origine de la création (en 1984) du  «Centre d’Étude Saint Thomas d'Aquin (CESTA)», dont l'objet fut d'offrir sous forme de conférences-débats, une initiation suivie à la philosophie d'Aristote et de Thomas d’Aquin, sur la base de ces traductions. Les textes de l’Initiation philosophique, proposés au menu du Grand Portail Thomas d’Aquin ne sont autres que la rédaction de ces conférences. Suivant le conseil d'Aristote, nous avons réuni tous les points communs, avant d'aborder les traits particuliers de chaque introduction philosophique. L'ensemble peut s'articuler selon trois axes :

 

1°) Tout d'abord, une conception générale du monde et de l'homme, qui va du bien à l'être au travers du mouvement et de l'âme. Ce premier ordre d'idées constitue l’objet de la philosophie, ce qu'elle cherche à connaître. Il nous rend compte du regard spontané que le philosophe porte sur la réalité qui l'entoure, et à partir duquel il va travailler. Vision pré-philosophique donc, commune dans ses grandes lignes à tout homme, avant qu'il ne se mette à réfléchir de façon méthodique. Jugement immédiat et principe indémontrable (puisque aucun principe antérieur n'existe pour lui servir de preuve), mais jugement qu'il faut étayer solidement, notamment par la réfutation des objections et dénégations.

 

2°) Le deuxième axe, extrait du premier, rassemble tout ce qui concerne la connaissance. Philosopher est en effet un acte de compréhension de la réalité extérieure. Il nous faut donc, après avoir vu l'objet, expliquer le sujet, le siège : Les facultés de connaître propres à l’homme, ce dont traitent abondamment les proœmes, soit pour comparer l’homme à l'animal, soit pour l'en distinguer, soit enfin pour l'immortaliser.

 

3°) Enfin, le troisième axe jaillit de l’union des deux précédents. Qu'est ce que la philosophie, sinon l'application de l'intelligence à l'Univers ? Cette dernière partie développe les grandes articulations de la philosophie, conformément à celles du réel, selon notamment la relation que l'homme entretient avec le monde : contemplation ou action.

 

Cet essai de synthèse introductive veut montrer l'actualité, voire la pérennité de la philosophie, au cœur même de nos problèmes contemporains, et par conséquent le grand intérêt que l'on a à la fréquenter. C'est pourquoi nous n'avons pas hésité à l'illustrer de préoccupations du XXème siècle finissant, dans le domaine des sciences comme au sein des mœurs de notre civilisation.

 

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