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N° 40 : Commencer en philosophie ? 30.04.2007

 

Commencer en philosophie ? Nous connaissons l’insistance d’Aristote et de Thomas d’Aquin sur la nécessité d’opter pour un bon point de départ. Une erreur à son sujet, et tous les développements à venir seront faussés dans l’œuf. « Même une petite déviation à l’entrée, par rapport à la vérité, devient dix mille fois plus grande au fur et à mesure qu’on avance ... le principe est plus important par sa potentialité que par sa taille ; c’est pourquoi ce qui à l’origine, est petit devient à la fin énorme » (Traité du Ciel, Livre I, chap. 5). Ce que cherche à obtenir le Philosophe, c’est par-dessus tout la certitude. Tel est l’objectif premier de la science : « en science, nous ne cherchons pas n’importe quelle connaissance, mais un savoir certain » (Commentaire des Physiques Livre I, leçon 1). Or il existe une proportion inverse entre certitude et élévation. Plus l’objet d’étude est pointu, moins les conclusions à son sujet sont assurées. « ... Aussi considérons-nous que l’acte scientifique le plus noble est celui qui porte sur l’objet le plus élevé, ou, du côté de la méthode, celui qui offre la plus grande certitude. La classification des sciences se fait donc selon l’élévation de l’objet ou selon la rigueur de la méthode. Mais cela varie beaucoup avec chacune : les unes, quoique plus certaines, ont un objet moins noble, tandis que c’est l’inverse pour d’autres (...) Les premières sont nobles par leur valeur scientifique, alors que les secondes le sont par leur être substantiel » (Commentaire du Traité de l’âme. Livre I, leçon 1). C’est pourquoi, le point de départ de la philosophie, qui ne se veut aucunement le plus éminent, se doit d’être le plus général, le plus englobant, le plus immédiat et le plus banal, car ce sera aussi le plus certain.

 

            Nous devrons donc commencer par ce qui nous est chronologiquement le plus connu dans tous les cas : l’être sensible extérieur, c'est-à-dire l’être naturel. « Notre connaissance progresse de façon innée du plus connu de nous vers le plus connu par nature … Le principe de notre connaissance vient donc des sensibles qui sont matériels et intelligibles en puissance » (Commentaire des Physiques, Livre I, leçon 1).

 

            Si le choix du point de départ est tellement important, nous pourrions nous demander pourquoi ne pas débuter par l’objet artificiel, qui paraît être le plus connaissable pour l’homme, puisque celui-ci en est l’auteur et le maître ? La raison essentielle pour laquelle nous ne pouvons nous fonder sur lui est qu’il n’est pas premier. L’être artificiel dépend dans sa réalisation du matériau naturel à partir duquel il est élaboré. L’artéfact provient du travail sur la nature et il faut soigneusement connaître cette dernière avant de pouvoir bien fabriquer. Pourtant, il est vrai, Aristote se servira souvent de l’analogie avec l’objet artificiel pour illustrer sa pensée sur l’être naturel, en raison, expliquera-t-il, d’une réelle filiation. A notre époque de sophistication technique envahissante, où l’expérience de la nature chez le citadin se réduit parfois aux platanes malades, aux pigeons dégénérés et aux rats contagieux, où ce même pigeon paraît bien insignifiant en comparaison de l’Airbus qui déchire son ciel quotidien, nous touchons peut-être là une des difficultés culturelles majeures pour comprendre la démarche d’Aristote et de ses devanciers. Une des raisons pour lesquelles la spéculation est abandonnée au profit de l’efficacité.

 

            Ou bien, pourquoi ne pas entamer par le nombre et les mathématiques, qui semblent la science certaine par excellence et la rationalité la plus ancienne qui soit ? Déjà, la Bible affirme que Dieu « a tout disposé avec mesure, nombre et poids » (Sagesse, 11:20). Ce fut aussi l’option de Pythagore, inspirateur de Platon. Beaucoup de mathématiciens contemporains, dûment médaillés, sont pareillement persuadés que tout est nombre. Mais avec l’être mathématique, nous sommes de plain-pied dans l’élaboration intellectuelle et l’abstraction. Il n’est pas chronologiquement premier par rapport à l’expérience sensible. C’est encore plus vrai de l’idée platonicienne.

 

            Ou encore, pourquoi pas l’être humain lui-même, qui paraît bien être véritablement ce qu’il y a de plus connaissable pour nous, puisque nous le sommes ? Cela ne fut-il pas le choix de Socrate, que l’on redécouvre chez nombre de modernes et de contemporains, de Descartes à Michel Henry ? « En raison de l’opinion, répandue à son époque, qu’il ne pouvait y avoir de science du sensible, Socrate, qui fut le maître de Platon et disciple d’Archélaos, lui-même élève d’Anaxagore, ne voulut point scruter le monde de la nature, mais décida de ne s’intéresser qu’aux questions morales » (Commentaire de la Métaphysique, Livre I, leçon 10). Il existe une vraie tentation de définir la philosophie comme “la science de l’homme”. Depuis Heidegger, mais déjà avec Kant, la métaphysique est mise sous la gouverne de l’éthique, qui qui ne concerne que l’humain. Ajoutons qu’avec le développement de la civilisation occidentale, de l’urbanisation démesurée et de la technicité omniprésente, la notion de “nature” tend à disparaître au rythme des défoliants et des manipulations génétiques. Seule une série de catastrophes écologiques – fort probable, et d’ailleurs n’a-t-elle pas déjà commencé ? – pourrait nous sortir de notre sommeil dogmatique actuel. En attendant, l’homme paraît bien demeurer le dernier objet spéculatif, c'est-à-dire celui qui échappe encore au pouvoir de l’homme – du moins voudrions-nous maintenir ce principe pour ne plus sombrer dans les totalitarismes à charniers du XXème siècle. Ricœur ou Levinas sont les deux grands exemples récents de cette tendance. La philosophie doit savoir, selon eux, se suffire de l’éthique, et abandonner aux sciences positives le champ libre pour tout le reste.

 

            Mais il nous faut porter universellement notre considération sur toute la nature et ne pas l’enfermer dans les limites d’un seul de ses représentants, fût-il le plus noble, le plus accessible et évidemment, le plus passionnant pour nous. Déjà, Aristote reprochait à ses contemporains platoniciens de limiter l’étude de la question de l’âme à l’être humain, sans l’étendre à tout ce qui est susceptible d’animation, au risque de se priver de l’essentiel de cette notion. « C’est qu’aujourd’hui, ceux qui parlent de l’âme et enquêtent à son sujet, ont l’air de faire porter leur examen sur la seule âme humaine. Or il faut bien se garder de laisser dans l’ombre la question suivante : est-ce que la définition de l’âme est unique et exprime l’animé, ou bien y a-t-il, de chaque âme, une définition différente, une pour le cheval, une pour le chien, une pour l’homme, une pour le dieu ? » (Traité de l’Âme, Livre I, chap. 3)

 

            C’est donc bien l’être naturel sous l’aspect où il percute d’abord notre sensibilité – donc l’être sensible – qui sera notre point d’entrée en philosophie. Or la connaissance la plus prochaine du débutant, la plus évidente, la plus certaine mais aussi la moins détaillée au commencement, c’est celle de la nature qui l’entoure, qu’il voit, qu’il respire, qu’il admire, et dont il se sait faire partie, particulièrement au cœur de cette Grèce antique et méditerranéenne où l’Univers savait être fascinant, de jour comme de nuit, sur terre, sur mer et au sommet des montagnes. L’anthropocentrisme et l’utilitarisme sont des philosophies de plates glèbes, de brumes citadines et de froid ; l’universelle mathesis, une conception d’intellectuels en chambre (ou en caverne, ou en “poêle”). Les “Leçons sur la physique” d’Aristote sont le porche de la sagesse humaine. Or « Même une petite déviation à l’entrée, par rapport à la vérité, devient dix mille fois plus grande au fur et à mesure qu’on avance... »

 

 
 
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