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N° 44 : Les anciens comme les modernes 29.06.2008

Les anciens comme les modernes. Achevé la lecture de Darwin, le hasard et Dieu, du biologiste et directeur honoraire à L’École pratique des Hautes Études, Michel Delsol. Déplorable à 99 % ! Après tant d’autres depuis des siècles, mais voulant l’annoncer comme une brûlante nouveauté, il affirme sans preuve ni complexe que la vie est un processus strictement physico-chimique dont la synthèse en laboratoire est pour demain, que l’humanité n’est qu’une dégénérescence simiesque accidentelle, que la pensée est une sécrétion cérébelleuse produite par l’homme et bien d’autres animaux, que tout est de toutes façons déterminé dans nos chromosomes dès le départ, avec quelques autres poncifs éculés de cet acabit.

 

            On se prend à imaginer, en l’auteur, une survivance fossile de l’ère primaire du laïcisme et du scientisme, au côté des squelettes de Vaucanson et de La Mettrie. Même Monod gît en des couches géologiques supérieures. On zapperait volontiers, avec un soupir apitoyé eu égard au grand âge du savant si, hélas, ce dernier ne s’était placé sous les auspices du catholicisme et du thomisme, le tout pré- et post-facé par un frère dominicain pour caution. Quelle malédiction s’acharne ainsi à pervertir la pensée chrétienne par ceux-là mêmes qui se veulent ses représentants les meilleurs ? Dieu merci, émerge toutefois le 1 % génial : la vision du hasard que Delsol développe, et qui rachète de beaucoup de choses. Mais elle lui vaudra très certainement les foudres de la communauté scientifique, cette fois : trop proche de l’idéologie finaliste ! A s’asseoir entre deux chaises, on tombe souvent les deux fesses par terre.

 

            Aristote reproche fréquemment à ses anciens devanciers leur pesanteur matérialiste. Ils ne surent, dit-il, percevoir la cause formelle. Or nous pouvons détacher une vision antique du monde très proche de la science actuelle. Tous les phénomènes s’expliquent par des principes matériels ; soit une consistance commune au fond des choses, soit un jeu de particules élémentaires. La différenciation entre les êtres résulte du hasard d’événements purement accidentels ; elle aurait pu être tout autre. Il n’existe pas de nature à proprement parler, ni de véritable génération, ni de mort totale. Tout n’est que modifications plus ou moins profondes de la structure matérielle du réel ; un processus physico-chimique, dirait-on aujourd’hui. C'est d’ailleurs cette seule structure matérielle qui rend raison du déterminisme dans les changements naturels. Le matérialisme est déjà, en ces temps anciens, un impératif méthodologique a priori de la science, tout comme à l’époque la plus moderne.

 

            L’âme humaine est aussi, pour eux, purement biologique et c’est son homogénéité avec les choses qui lui permet de connaître. Elle comprend le rouge parce qu’elle rougit et la pierre parce qu’elle s’empierre. Il n’existe donc pas de réelle différence entre la perception, l’imagination, la mémoire, la conscience de soi et l’intelligence ; juste des fonctions variées d’un même système organique. Cette explication somatisée de la connaissance n’est pas différente de la pensée conçue comme une hormone cérébrale. C’est, quelques 27 siècles à l’avance, précisément la position de Delsol.

 

            Aristote réitère volontiers cette autre critique : les anciens n’ont pas su distinguer entre imagination et intelligence. Nous en sommes très exactement là avec les neurosciences, avec Changeux ou Delsol. Ils ne savent pas distinguer entre imagination et intelligence. Reconnaissons que cette distinction est infiniment plus délicate qu’il n’y paraît. Reconnaissons que les fantastiques avancées des neurosciences ont fait exploser la portée des propos d’Aristote sur l’imagination, et ont confirmé l’importance primordiale de ce pouvoir protéiforme dans la vie humaine et animale. La performance des cellules grises, au fur et à mesure où elle s’enrichit par des rencontres et des observations diverses, peut offrir, chez des spécimens particulièrement doués, une complexité de réponses assez incroyable à première vue. Les livres d’éthologie fourmillent d’histoires de singes manieurs d’outils, de chimpanzés dialecticiens, d’éléphants coquets ou de rats labyrinthophiles.

 

            Seul l’homme pourtant, a su faire croître en exponentielle cette puissance formidable, au point d’être l’auteur d’immenses civilisations techniques, artistiques et éthiques, tout à fait incommensurables avec les réalisations les plus évoluées des autres animaux. Ses facultés d’organisation, de découverte et d’invention semblent ne connaître d’autre limite que celle du temps nécessaire à leur progrès. Et tout cela, disons-le clairement avec Aristote et Thomas d’Aquin, eut été absolument impossible sans un cerveau humain dont la biologie des plus élaborée supporte chaque acte, chaque observation, chaque rapprochement créateur. Les avancées de l’IRM suffisent à en persuader. Oui, nous devons hautement revaloriser l’admiration due à l’imagination ; oui, les développements actuels de la science nous y aident grandement. Quelle nécessité, par conséquent, d’ajouter une faculté distincte supplémentaire qu’on nommerait intelligence ?

 

            Voici la réponse de nos auteurs : « Certains, comme les anciens ne discernant pas entre sens et intellect, pourraient croire que seule la perception ou la mémoire des singuliers suffit à la connaissance intellectuelle. Mais il faut supposer à l’âme une nature telle qu’elle soit susceptible de connaissance universelle » (Thomas d’Aquin, Commentaire des Seconds Analytiques d’Aristote, L 2, l 20, n° 12). L’imagination, animale ou humaine, ne quitte jamais le concret singulier matériel, daté et signé, même dans ses schémas les plus épurés ; jamais ! Or l’homme expérimente qu’il est capable d’abstractions totales. Certes, à la lecture, tel mot comme “physico-chimie” nous est donné dans sa singularité graphique, mais sa signification est universelle. Il ne renvoie nullement à l’une ou l’autre expérience dument étalonnée, mais bien à toutes en général et à aucune en particulier. Il veut signifier “ce qu’est la physico-chimie” dans l’abstrait et l’absolu, indépendamment des laboratoires, des époques et des personnes. Avoir l’intelligence de ce terme n’appelle donc absolument rien d’autre qu’un simple acte de compréhension universelle ; ni sentiment, ni geste, ni sonorité, ni évocation, ni dessin, ni rien de concret comme l’exigerait l’imagination. Comprendre est un pur acte immatériel et apathique. Ce que Delsol n’a pas vu, bien qu’il le pratique assidûment.

 

            Il existe donc chez l’homme, une opération immatérielle, dont la “sécrétion” n’est le fait d’aucun organe. Et Aristote de préciser qu’on doit lui supposer une faculté en conséquence, c'est-à-dire immatérielle : une intelligence spirituelle, au sein même de cette âme qui imagine, sent, désire et bouge. Voilà précisément le point de jonction scientifique entre le spiritualisme le plus élevé et la biologie la plus charnelle. C’est pourquoi l’humain ne saurait être un singe dévoyé ; c’est pourquoi ses œuvres surpassent infiniment les plus étonnantes des adaptations animales. Quelque chose en lui, échappe depuis le début et pour toujours, à l’évolution naturelle. Même chez Delsol.

 

 
 
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