“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
Dialectique et métaphysique. La grande différence entre la logique et la philosophie, nous prévient Thomas d’Aquin, tient au fait que la première s’intéresse aux notions, tandis que la seconde s’adresse aux choses. Pourquoi, dès lors, affirme-t-il que le traité sur la substance (livre VII-Z) de la Métaphysique d’Aristote – la pièce la plus volumineuse de l’œuvre et, de l’avis des commentateurs, le cœur même de toute réflexion métaphysique – pourquoi affirme-t-il que ce traité avance entièrement selon un mode logique ? La science suprême des choses se résumerait-elle à une simple introspection mentale ?
Comprenons, tout d’abord, que le mot "logique" s’oppose, dans ce contexte, à scientifique ; il équivaut donc, au fond, au mode le moins probant de raisonner : la dialectique. Pourtant, cette explication ne fait que nous enferrer un peu plus dans le paradoxe !
Il est vrai qu’Aristote est coutumier de la préparation dialectique d’une question épineuse, comme, par exemple, l’existence de l’infini ou l’unité de la définition. Mais cette raison nous paraît un peu courte en l’occurrence. Il ne s’agit plus seulement d’une préparation ; certainement pas, en tout cas, d’une préparation au traité suivant sur les substances physiques. Ce choix de la dialectique doit s’interpréter, comme tous les choix métaphysiques d’Aristote, dans la perspective de son objectif final : parvenir à dire, autant que faire se peut, quelques mots à propos de cet Être immatériel, dont l’existence est une certitude, mais dont l’identité demeure inaccessible à la connaissance humaine, apesentie par la matière et la sensualité.
Il nous faut donc méditer cette remarque apparemment anodine de saint Thomas : « la logique entretient une affinité avec la métaphysique en raison de leur commun degré de généralité ». Un raisonnement dialectique repose, en effet, sur une définition abstraite des choses, indépendamment de leur condition matérielle. Aristote l’illustre dans son Traité de l’âme : Définir la colère comme "un désir de vengeance" (définition logique) ne donne aucune indication physiologique, tandis qu’ajouter "marqué par une poussée de tension artérielle" (définition biologique) en fait mention. La première définition est dialectique, la seconde réunissant les deux, est scientifique et physique. L’insuffisance de la première est patente. Définir demande, en effet, de préciser que telle forme s’accomplit dans telle matière.
Mais de son côté, la métaphysique étudie l’être en tant que tel, qu’il soit ou non matériel, car « certains êtres ne dépendent de la matière ni dans leur existence, ni dans l'intelligence qu'on peut en avoir, soit parce que jamais ils ne sont matériels, comme Dieu ou les esprits, soit parce qu’ils ne sont pas toujours matériels, comme la substance, la puissance, l’acte et l’être lui-même. Or, la métaphysique se consacre à de tels objets » (Commentaire des Physiques).
Métaphysique et dialectique se rencontrent donc dans l’universalité de leur considération, car toutes les deux – mais pour des raisons très inégales – s'intéressent à un objet détaché de la matière. Ce point de rapprochement est essentiel pour la suite. Car Aristote consacre une partie importante du livre sur la substance à montrer que l’essence d'une réalité, sa spécificité, se confond logiquement avec l’être auquel elle appartient de soi. L’être, en ce sens, s'identifie à sa définition. "Homme" n’est, en effet, rien d’autre que "ce que c’est que d’être homme". Cependant, un tel résultat logique n’est pas suffisant pour développer une philosophie des réalités naturelles tenant compte de la condition matérielle, nous venons de le voir. Socrate "en personne" ne se limite pas à son essence. Il est bien davantage que sa stricte humanité.
En va-t-il ainsi, néanmoins, de l'être immatériel ? Sans doute non, car la raison pour laquelle l’individu Socrate ne se limite pas à sa seule essence humaine, mais y ajoute toute sa personnalité, c’est précisément l’ensemble des marques charnelles qui lui sont propres : sa taille, son faciès, ses humeurs, … ; ce sont elles qui en font une personne unique, incomparable et indéfinissable, comme chacun de ses congénères, et comme chaque chose précise en ce monde. Mais cet écart entre l’être et l’essence n’existe plus pour la substance immatérielle, par définition devons-nous dire, puisque c’est la matière qui instaure la distance. Tout énoncé logique à son sujet, définira donc son individualité même, puisque son être se confond avec son essence.
Si donc les conclusions dialectiques sur la substance en général s’appliquent bien communément aux substances naturelles – et c’est au livre VIII-H de l’attester – alors, la recherche rationnelle de notes essentielles sur la substance ouvrira une voie royale en direction de l’Être premier. Car désormais, ce que la dialectique dira abstraitement de toute substance, la métaphysique l’affirmera concrètement de Dieu "en personne". C’est ce que veut préparer le traité de la substance ; c’est ce qu’exploitera finalement le traité sur Dieu (livre XII-L).