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N° 73 : Terre sainte 27.11.2018

De retour d'un pèlerinage sur les Lieux Saints – doit-on dire Palestine ou Israël ? – me revient à l'esprit une de ces questions imprévisibles dont la Somme Théologique de Thomas d'Aquin est parcourue. Elles surgissent tout à coup au détour d'une réflexion difficile ou au contraire d'un exposé très académique, à la grande surprise et excitation du lecteur. « Les anges gardiens peuvent-ils entrer en conflit ? » Franchement, à l'esprit de qui viendrait-il de se demander pareille chose ? le Paradis promis n'est-il pas le royaume de la paix et de la concorde universelles parmi les saints ? Telle est, du moins, l'espérance qui nous fait vivre en ce bas monde. D'ailleurs, dans une société angélique où sont censées régner la charité et la justice, il ne saurait y avoir de place pour le combat. Imagine-t-on des anges se tenir tête l'un l'autre jusqu'à ce que le plus fort l'emporte ? Et si d'aventure, deux anges gardiens, puisque c'est d'eux que parle plus précisément l'article de la Somme, entraient en lutte pour promouvoir chacun son champion, forcément l'un des deux défendrait une cause juste et l'autre, de ce fait, un intérêt indu. Mais ce serait incompréhensible de la part d'êtres qui ne connaissent ni le mal ni le vice et ne veulent que le bien de leurs protégés. Non, vraiment, il n'y a aucune raison de mettre en doute un des grands articles de notre Credo « Je crois en la Communion des saints ».

 

Mais peut-être sommes-nous trop conventionnels, car saint Thomas ne fut pas le premier à soulever cette question. Il en appelle, en effet, au témoignage de saint Jérôme, puis de saint Grégoire. L'affaire remonte au VIème siècle avant notre ère, lorsque le peuple juif vit venir le terme de son exode à Babylone. L'ange Gabriel avoua alors au prophète Daniel : « L'ange du royaume de Perse m'a résisté pendant vingt et un jours » en s'opposant à cette libération.

 

Thomas nous rappelle tout d'abord que les peuples et les nations ont aussi leur ange gardien, qui est celui de leurs dirigeants. Or, Cyrus le Grand pouvait considérer comme de son devoir de maintenir les hébreux sur son sol, au nom du bien commun de l'empire perse dont il était le garant, et Daniel, en raison de l'intérêt supérieur du peuple juif, était lui aussi en droit d'exiger de l'empereur la liberté pour ses compatriotes. Il s'agissait, comme l'écrit saint Thomas, d'un conflit entre mérites contraires et non pas d'un bien contre un mal.

 

Mais les anges gardiens concernés, si parfaits étaient-ils, n'ont connu l'ordre de la sagesse divine qu'après qu'il leur fut révélé. Aussi, bien que tous les deux fussent d'accord pour accomplir la volonté de Dieu, ils devaient néanmoins longuement Le consulter à propos de ces biens contraires dont l'un et l'autre avaient la charge. C'est ce temps consacré au conseil que l'auteur biblique appelle résistance, car durant cette période, chaque ange continua de défendre sa cause.

 

Sauf au cinéma, aucun conflit n'oppose purement le bien au mal, ni les bons aux méchants, ni encore le Parti de Dieu au Grand Satan. C'est au contraire, nous dit Thomas, l'affrontement entre mérites et démérites opposés de chaque côté. Comment en faire la part dans la Terre Sainte d'aujourd'hui, où les luttes sont innombrables et imbriquées ? Où sont donc les mérites seconds et les démérites qui doivent céder devant le mérite principal ?

 

Lutte, bien-sûr, entre israélites et musulmans, mais l'explication n'est pas suffisante. Au conflit religieux s'ajoutent un autre, d'ordre racial entre juifs et arabes, et un troisième d'ordre politique entre sionisme et islamisme. Quoique ces trois dimensions soient inséparables, aucune ne recouvre tout à fait les autres. De fortes tensions existent en outre au sein même des fractions musulmanes et des obédiences juives, sans oublier les arabes chrétiens, eux aussi partagés. Et s'il existe des libéraux athées dans chaque camp, ils épousent le plus souvent les positions de leurs compatriotes. Ajouter à cela les menaces et soutiens internationaux. Religion, race, politique et territoires semblent si imbriqués et si antagonistes que nul ne saurait dire, à vue humaine, où se situe véritablement le Bien Commun. En attendant, chacun résiste pour ce qu'il juge être le mérite à défendre, sans voir assez, peut-être, ses propres démérites.

 

La France a connu des heures comparables, sans doute moins complexes, avec ce que l'on a mal nommé les "Guerres de Religions". Tant d'exactions furent commises de part et d'autre que les haines s'enracinèrent profondément et connaissent encore aujourd'hui quelques soubresauts. Il aura fallu la volonté acharnée de plusieurs souverains, issus – c'est à méditer – de bords différents mais tous tendus vers le bien du royaume, pour apaiser la société, au prix de nombreux sacrifiés.

 

Parfois, dans la Bible, l'exemple vient des païens, de ceux que tout semble opposer à la cause qu'ils illustrent. La Terre Sainte connaîtra-t-elle un jour un Cyrus idolâtre, "empereur de tous les royaumes de la terre", que Yahvé investit de la reconstruction du Temple de Jérusalem ? Sera-ce un de ces grands juifs convertis qui, depuis Saül, ont parcouru l'histoire des hommes ? Un cheikh comme celui qui accueillit saint François ? Un gouvernant étranger (perse ?) habité par la paix ?

 

Seule la grandeur d'âme peut, en effet, permettre à tout un peuple de dompter sa haine ; or, elle est avant tout la noblesse des puissants, de ceux qui exercent un pouvoir politique, religieux ou culturel. La Paix est la responsabilité des grands de ce monde ! Mais saint Thomas pressentait-il la brûlante actualité de sa pensée au 21ème siècle, lorsqu’il écrivait, après Aristote : « Il est bien préférable d'assurer l'obtention et la conservation du bien de la cité tout entière que d'un individu. Il est plus surhumain encore de la garantir à l'ensemble des nations et des peuples de la terre. Si cela est louable pour une seule société, c'est quasiment divin pour l'humanité entière, car un tel acte ressemble à Dieu ». À l’ère de la mondialisation, la paix en Terre Sainte ne pourra passer outre la conversion des dirigeants vers le Ciel. Qu'ils sollicitent donc en permanence leur ange gardien sur la voie du Bien Commun, sans cesser de défendre les mérites dont ils ont la charge ; sollicitons-les aussi en permanence pour eux. Alors seulement, un temps viendra où l'ordre de la sagesse divine se révèlera à leurs yeux.

 

Combien l'interrogation de saint Thomas, si insolite à première vue, nous plonge dans la véritable profondeur de l'histoire des hommes et des peuples !

 
 
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