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N° 84 Oxymore 06.05.2023

      Un oxymore est « une figure de style qui réunit deux mots contradictoires » (Larousse). Tantôt il est d’un bel effet littéraire comme l’obscure clarté de Corneille ou se hâter avec lenteur chez La Fontaine, tantôt il est fade comme une douce violence et tantôt il est méchant comme la guerre propre. Luc Ferry y va aussi du sien, navrant : la spiritualité laïque. C’est l’objet de son dernier livre intitulé La vie heureuse. Sagesses anciennes et spiritualité laïque ; il entend y prêcher une spiritualité sans Dieu qui, accouplée à la promesse médicale de longévité accrue, comblerait enfin le cœur de l’homme.

 

      Pour comprendre Luc Ferry, il faut savoir qu’il est un pur produit (tardif) des mandarins sorbonnards des années 1950. Kantien sourcilleux, à ses yeux la philosophie commence avec le Siècle des Lumières dans son versant germanique et semble s’achever avec Heidegger. Il suffit pour s’en persuader de parcourir la table des matières de son précédent livre Une histoire de la philosophie : un trou béant entre Platon et Descartes (à une ou deux exceptions près), soit environ deux mille ans de vide. Pourtant, de Théophraste à Suarez, que ce soit à Alexandrie, à Rome, à Constantinople, Bagdad, Cordoue, Bologne, Oxford, Cologne, Salamanque ou Paris, pour les trois religions comme pour les païens, il n’y eut jamais autant d’effervescence intellectuelle, de brassage des idées, d’écoles et d’universités florissantes. En comparaison, les deux siècles que Ferry invoque font plutôt figure de mort lente de l’intelligence dont on dresserait volontiers le certificat de décès au 21e siècle où plus personne ne comprend rien à la philosophie contemporaine.

 

      La deuxième marque de cet homme, plus personnelle, c’est qu’il n’est jamais en paix avec son athéisme. Dans ses écrits, ses chroniques ou ses conférences, il ne cesse d’évoquer le catholicisme dont il montre une bonne connaissance mais dont il parle comme à regret et tient à répéter haut et fort qu’il est athée. Si la religion fut quelquefois l’opium du peuple, l’athéisme est aujourd’hui la cocaïne des élites, tant la présence de Dieu dans l’eau de ses œuvres est oppressante auprès de ces intelligences au-dessus de la moyenne mais shootées au refus du divin. Il y a chez Ferry un déséquilibre non assumé. Son cœur demeure inquiet…

 

      Reprenant une intuition d’Auguste Comte, il divise l’histoire de la pensée humaine en cinq étapes, dont bien entendu la dernière, la sienne, est enfin la bonne. Chacune correspond à un type de transcendance source de spiritualité chez l’homme. La première est celle des sagesses antiques, soumises à l’ordre naturel et cosmique. Il est étonnant que pour cette période, Ferry ignore la transcendance de la Cité, qui fit la gloire du Siècle de Périclès et de l'empire d'Alexandre. C'est au nom du bien commun politique que Socrate consentit au sacrifice et à l'injustice suprêmes. Mais il passe à la seconde, celle des grandes religions, qui est en harmonie non plus avec l’univers mais avec les Commandements de Dieu. Il baptise la troisième “Premier humanisme” n’écoutant plus ni le cosmos ni le divin mais les Droits de l’Homme et la liberté individuelle. Notons qu’à ce moment – le vrai début de la philosophie selon Ferry – la transcendance se nivelle à hauteur d’homme. L’auteur en profite pour nous livrer son second oxymore, plus abscons encore que le premier : la transcendance horizontale !

 

      La quatrième période est celle des “Philosophes du soupçon”, Marx, Nietzsche et Freud (jusqu’à Heidegger) dont le but est d’entrer en harmonie non plus avec le cosmos, le divin ou l’humanité, mais avec soi-même. On les catalogue “déconstructeurs” car ils veulent soulever et pourfendre toutes les illusions d’une pensée qui se croit objective, au nom des “arrière-mondes” que sont l’inconscient, la ruse de l’histoire ou la mort de Dieu.

 

      Avant d’aborder la cinquième période, notons d’abord ceci, que Ferry méconnaît : la véritable césure s’est opérée entre la seconde et la troisième de ses étapes, entre Suarez et Descartes, quasi contemporains. Descartes est déjà un déconstructeur avec son malin génie trompeur universel et sa table rase de l’intelligence. Il se laisse d'ailleurs immortaliser à son écritoire foulant aux pieds les œuvres d’Aristote. À sa suite, la Critique de la Raison Pure de Kant entend réfuter toute prétention passée à une quelconque réflexion métaphysique absolue. Les deux donnent naissance à la Philosophie moderne et c’est elle, en vérité, que les déconstructeurs vont attaquer, jusqu’au coup fatal porté par Heidegger lorsqu’il prône le retour aux présocratiques. La boucle est bouclée et la philosophie entre en agonie. Après le maître de Fribourg, elle ne parle plus, elle borborygme.

 

      Sans doute Ferry pressent-il ce désastre lorsqu’il veut voir dans son cinquième âge « la possibilité d’une reconstruction et d’un réenchantement du monde ». Mais sa proposition doit manquer de fonds à ses yeux, pour qu’il s’efforce de la parer de considérations médicales sur la longévité en bonne santé. Des progrès en biologie permettraient, en effet, à l’homme de vivre dignement 150 ans et plus, et offriraient ainsi à l’humanité une plus grande chance de se bonifier et de mieux aimer son prochain. En vérité, on ne voit pas pourquoi plus de temps aiderait l’homme à améliorer sa vie plutôt qu’à l’aggraver. Je n’ose imaginer le sort de cette pauvre Susanne dans les mains d’alertes vieillards cent-cinquantenaires. Mais Ferry nous invite donc à entrer dans la spiritualité bisounours... Pardon, j’avais la tête ailleurs, dans la spiritualité de l’amour. « L’humanisme de l’amour fait le cœur du “spiritualisme laïc” » déclare-t-il en liminaire.

 

      Mais, cette « révolution de l’amour » prend une tournure pusillanime : elle est « inséparable de la fin du mariage arrangé et de la naissance de la famille moderne fondée sur la passion amoureuse ». On en reste bouche bée tant on attendait une plus vaste perspective ! D’où lui vient cette panique à l’évocation du mariage arrangé par les familles et les villages dont il nous parle et reparle encore et encore tout au long de son livre ? Un malheur secret personnel à exorciser ? Pense-t-il que l’amour vient enfin de naître au 21e siècle ? A-t-il lu Molière ? les romans courtois ? l’Odyssée ? Croit-il vraiment spirituels le très grand nombre des mariages d’aujourd’hui arrangés par l’Intelligence Artificielle des sites internet de rencontres ou les psychologues des émissions de télé-réalité ? Voire de Tik-Tok ? Ferry n’est plus sérieux, il n’est plus à la hauteur du sujet. Son amour est mièvrerie.

 

      L’homme qui prêcha la civilisation de l’Amour, nous le connaissons. Il a payé très cher le succès de sa mission. Depuis, grâce à la vraie transcendance à la fois verticale et horizontale de la Croix, çà et là, à une époque ou à une autre, des assauts d’amour humain véritable ont vu le jour au milieu de l’hommerie des hommes. Les saints dans l’Église ont pu restaurer durablement la spiritualité des civilisations et des âmes de leur temps.

 

      Et c’est précisément cet amour que Ferry veut plagier ! Ce n’est pas moi qui le dis mais lui qui l’écrit. D’abord, après d’autres, il voit dans les Droits de l’Homme la sécularisation des Commandements divins. Ensuite, bien que critique, voire sceptique, en matière de vérité scientifique et de valeur morale, il n’en affirme pas moins la nécessité d’une référence au vrai et au bien absolus quoiqu’illusoires. Mais c’est surtout dans la conclusion de son livre que Ferry dévoile sa misère. « Par-delà l’utilitarisme, le devoir et la charité, écrit-il, nous devons agir “comme si” nous aimions. La vie vaut la peine d’être vécue et si possible augmentée, malgré l’irréversibilité de la mort, si nous la vivons “comme” par amour ». Comme si… Comme… La spiritualité de Ferry est un faux-semblant, un trompe l’œil de l’aveu même de l’auteur. Il pousse la parodie jusqu’à écrire : « C’est dans l’humanité elle-même que les idéaux de sagesse et de salut ont fini par s’incarner. La transcendance d’aujourd’hui est pour ainsi dire descendue du ciel pour s’incarner dans la figure du l’être humain aimé ». Lourde contrefaçon du prologue de l’Évangile de saint Jean : « Et le Verbe s’est fait chair et Il a habité parmi nous ». Ferry est un faussaire maladroit et sa spiritualité un mensonge à soi-même. Une vraie transcendance est celle à qui l'on sacrifie sa vie ; Luc Ferry fera comme si…

 

      Pourtant, j’apprécie fort ses chroniques du lundi matin à la radio. Elles sont très souvent frappées au coin du bon sens mais avec une hauteur de vue qui les rend toujours originales. Ses conférences sont aussi plus d’une fois passionnantes, tant sur des sujets de politique que d’actualité sociale. Au rebours, avec régularité, des rabâchages officiels de parlotteurs stipendiés. Preuve qu’il est intelligent et d’une grande culture ; mais également d’un verbe franc qui risque parfois de lui valoir au front le poinçon d’“extrême-droite”. D’où vient dès lors chez lui cette débilité lorsqu’il aborde le sujet de la religion alors qu’il connaît la Bible et l’Église mieux que beaucoup de chrétiens (mais pas assez cependant) ?

 

      Ni manque d’intelligence et de savoir, donc, ni peur de dire ce qu’il pense, n’y aurait-il pas en son âme comme un blocage devant le chemin dont il redouterait les bouleversements qui l’attendent ? Comme Caïn que l’œil ne cesse de poursuivre jusqu’au fond de sa tombe, quel drame intime l’entraîne ainsi dans un refus obsédant ? Avec Ferry, mais aussi Comte-Sponville, Onfray et quelques autres, nous ne manquerions pas de candidats à prendre la suite d’Augustin. Avant de retrouver la paix, en effet, celui-ci était féru d’astrologie parce qu’il la jugeait scientifique et s’était attaché aux manichéens pour leur exigence de rationalité. Mais hélas, ce sont des sainte Monique et saint Ambroise qui nous font le plus défaut.

 

 
 
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