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N° 58 : Episode cévenol 10.01.2015

 

Assistons-nous à une suite d’épisodes cévenols ou à un changement climatique durable ? Depuis deux décennies fleurissent les traductions d’Aristote. En 1995, fort du succès de l’édition des œuvres complètes de Platon, Garnier-Flammarion entreprend celle d’Aristote sous l’égide de Pierre Pellegrin. Le pari est risqué, car ce penseur demande un effort de lecture autrement soutenu. Un à un, cependant, les volumes sortent jusqu’aux récents Premiers Analytiques et Éthique à Eudème. Puis, presque immédiatement, la maison-mère Flammarion publie les œuvres complètes d’Aristote en français, en un superbe livre de près de 3 000 pages, qui rassemble les traductions évoquées, ainsi que quelques autres en complément. Un coup de maître de Pellegrin et son équipe, appelé certainement à supplanter les vénérables travaux de Jules Tricot.

 

Le mouvement a suscité nombre de concurrents, chez Gallimard-Tell, au Livre de Poche, chez Pocket-Agora, et d’autres. À elle seule, La Métaphysique fait l’objet d’au moins quatre traductions récentes ou en cours : celle de Jaulin et Duminil chez Garnier-Flammarion, le monument (partiel) d’André de Muralt aux Belles-Lettres, l’essai heideggérien de Bernard Sichère chez Pocket, et le projet d’édition par fascicules chez Vrin, avec pour premier tome déjà livré, le livre Delta. Ajoutons une parution dans la prestigieuse collection de La Pléiade, pilotée par Richard Bodëus. Signalons enfin nombre d’ouvrages de présentation du personnage Aristote, de son époque et de sa pensée par les meilleures signatures. Qui eut cru au succès de librairie d’un philosophe craint pour sa concision parfois fort obscure ou ses contradictions, et réputé sulfureux auprès des esprits forts ?

 

Heidegger fut sans conteste à l’origine de cette renaissance, mais à ses dépens. C’est Pierre Aubenque qui commit en France, le meurtre du père : se consacrer au stagirite plutôt qu’au fribourgeois, mais par fidélité à ce dernier. Il est l’emblème d’une nouvelle lignée d’aristotéliciens pur-sang, répondant consciemment ou non, à ce leitmotiv : retrouver l’authentique Aristote, nettoyé de ses oripeaux médiévaux. Le commentateur latin devient une phobie, surtout s’il est chrétien. Pierre-Marie Morel, par exemple, peut écrire un livre de 300 pages sur Aristote, sans citer une seule fois Thomas d’Aquin, ni dans le corps de l’ouvrage (on veut bien l’admettre), ni dans le chapitre sur les commentateurs (on ne comprend plus), ni dans l’abondante bibliographie (on soupçonne de la mauvaise foi). Gilbert Romeyer-Dherbey édite chez Vrin, un recueil d’articles de plus de 500 pages, sur le Traité de l’âme d’Aristote, avec seulement deux ou trois références latines sur les milliers qui étaient possibles, sans hésiter néanmoins – acte manqué ou conscience coupable ? – à lui donner pour titre : “Le De Anima d’Aristote” ! (on ne peut s’empêcher de sourire). Sichère avertit dans son introduction à sa traduction de la Métaphysique, qu’il entend présenter un Aristote libéré de tout dévoiement scolastique, mais c’est pour sombrer dans un sabir heideggérien des plus serviles (on pleure). Il semble qu’entre Alexandre d’Aphrodise et, disons, Werner Jeager, aucun aristotélicien n’ait existé, selon une bonne vieille tradition sorbonnarde d’histoire de la philosophie (Pellegrin échappe à cette critique).

 

Mais peu importe ! L’aristotélisme est diffusif de soi. Cette renaissance, l’émulation qu’elle suscite, les rivalités qu’elle provoque, ne peuvent qu’être globalement favorables à la cause. Aristote finit toujours par déboucher sur saint Thomas, même avec la lenteur d’un fleuve de plaine aux méandres sans fin. Souhaitons-le aux thomistes d’aujourd’hui, qui se perdent trop souvent dans des considérations néo-platoniciennes sur “l’acte d’Être”, au mépris de la leçon du Philosophe. Cette demi-métaphysique / demi-mystique, est, en effet, une sorte de trou noir intellectuel, qui absorbe les esprits les plus brillants passant à proximité, les désagrège pour éteindre une à une leurs lumières, puis les rejette, opaques et froids, dans l’espace anti-aristotélicien.

 

Pourtant, grâce à cette évolution, l’heure viendra très certainement, où s’opérera la réconciliation réciproque dans l’âme d’un futur Thomas d’Aquin. Alors, le climat aura durablement changé.

 

 
 
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