“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
J’espérais beaucoup de la lecture du livre de Jacques Arnould : Sous le voile du cosmos – Quand les scientifiques parlent de Dieu. Auteur prolixe, ingénieur agronome, docteur en histoire des sciences et en théologie, (ex-) frère dominicain, chargé de mission au Centre National d’Études Spatiales, le personnage avait de quoi séduire. J’attendais un ouvrage sur “science et foi”, mais ce ne fut qu'un méli-mélo d’anecdotes et de bons mots de savants, souvent déjà connus, qui ne parlaient ni franchement de science, ni vraiment de foi. Le tout dans une exaltation enfantine de l’esprit rebelle ; rébellion du savant croyant contre l’institution scientifique athée, rébellion du savant athée contre les inquisitions religieuses, rébellion hérétisante de tous contre tous les dogmes.
Mais un livre commencé doit être fini. Et tandis que je me lassais à sa lecture, me revenaient en tête les objections à l’existence de Dieu que Thomas d’Aquin avait formulées au début de sa Somme théologique.
Voici ce qu’il écrivit : « 1) On parle de Dieu comme d'un bien infini. Mais, si un tel Dieu existait, il n’y aurait pas de place pour le mal. Or, le mal existe, donc Dieu n'existe pas. 2) Ce qui peut se faire avec des principes limités, n’a pas besoin de plus. Or, tout ce qu’on observe dans le monde s'accomplit, semble-t-il, par des principes autres que Dieu, car, 2a) ce qui est naturel a pour principe la nature, et 2b) ce qui est libre a pour principe la raison humaine ou la volonté. Nul besoin, donc, de supposer que Dieu existe. »
Saint Thomas attaque très fort avec un argument quasi invincible à ses yeux comme à ceux de saint Augustin. Sa force lui vient d’abord de sa rigueur rationnelle. Il est construit comme une démonstration : “L’existence d’un bien infini rend impossible la coexistence du mal (car sinon, ce bien ne serait pas infini) ; or, tout le monde constate l’existence du mal ; donc, tout le monde constate l'inexistence d’un bien infini”. Mais sans doute, sa charge émotionnelle lui donne-t-elle encore plus de poids. Qui n’a jamais conclu, en effet, devant le spectacle des catastrophes naturelles ou des pires atrocités de l’humanité, qu’aucun Dieu infiniment bon ne devrait permettre de tels malheurs ?
Sur ce sujet, la réflexion intellectuelle des moralistes athées entre facilement en vibration aiguë avec le sentiment populaire. Comte-Sponville illustre assez cette position pour notre temps. Convaincu, comme à regret, que la présence du mal interdit l’existence d’un Dieu, il est à la recherche d’une spiritualité dépourvue de divinité qui satisfasse ses aspirations au dépassement de soi, mais sans compromission avec une quelconque transcendance. C’est aussi, il faut le dire, la réponse passe-partout des adeptes de l’hédonisme matérialiste. Un argument très répandu, donc, lourd d’émotion, et apparemment impossible à réfuter. Mais ce n’est pas celui des scientifiques, car bien et mal ne veulent rien dire pour leur discipline, seul existe le cours aveugle et insensible de la nature et de l’univers.
Les existentialistes et les libertaires revendiquent la dernière des trois preuves. « Je suis ma liberté » déclare Oreste dans Les mouches de Sartre. S’il existait, effectivement, un Dieu Providence sachant par avance tout ce que je fais et ferai, je ne serais plus libre, car mon destin serait tracé dès l’origine, et j’en serais l’esclave quoi que je fasse ou que je pense.
Or, c’est faux ! Très souvent, lorsque j’agis dans une direction, surtout après avoir mûrement réfléchi, je sais – de science certaine – que j’aurais pu vouloir me retenir d’agir, et même aller en sens contraire. Je me sais parfaitement capable de poser volontairement un acte “absurde”, contraire à toute raison et à l’amour. Personne, pas même Dieu, ne peut donc prévoir avec certitude ce que je ferai réellement. C’est la démonstration définitive que je suis libre, auteur de ma liberté et preuve vivante de l’inutilité de Dieu. Pourtant, à nouveau, cet argument laisse les scientifiques indifférents ; ils sont plutôt persuadés du déterminisme universel régi par les lois mathématiques.
Reste pour eux, la seconde preuve, celle que reprend l’astronome Laplace dans sa Mécanique céleste. « L’hypothèse Dieu est inutile ! » répond-il à la question de Napoléon. Il voulait, en effet, combler les lacunes de la physique de son temps, auxquelles Newton remédiait en faisant appel au divin. Laplace aurait donc raison contre Voltaire, qui ne pouvait « songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger ». Il est fréquent, en effet, qu’à l’instar du pamphlétaire de Ferney, les croyants veuillent prouver l’existence de Dieu par analogie avec le travail de l’artisan. La maison appelle le maçon, l’ordinateur, l’ingénieur, et la Joconde, Léonard de Vinci ; et, ajoutent-ils, l’ordre cosmique, son Auteur.
Mais la comparaison est fausse, car le lis des champs ne demande aucun jardinier pour fleurir et se propager, ni l’embryon aucun biologiste pour naître, croître et se reproduire. Pourtant leur complexité et leur beauté l’emportent infiniment sur les mécanismes horlogers les plus magnifiques. La nature suffit à l’œuvre naturelle, sans intervention extérieure, contrairement aux produits de l’art humain. Voltaire a encore dit une bêtise ; l’ordre naturel s’explique “par des principes autres que Dieu”. Celui-ci est donc inutile à l’Univers, et la revendication d’athéisme méthodologique en science est pleinement justifiée par saint Thomas.
Manque la preuve du hasard, chère aux évolutionnistes, et que Thomas a longuement abordée ailleurs. Si un Être tout-puissant existait, il n’y aurait pas de hasard dans le monde, car tout y serait réglé de toute éternité. Or le hasard existe. Il est comme la liberté des choses sans conscience. Cette preuve est d’ailleurs parallèle à celle des libertaires. Pourtant elle n’est pas aussi convaincante, et c’est sans doute pourquoi Thomas la tait ici. Le hasard est, en effet, tout autant la démonstration de la liberté de Dieu vis-à-vis des lois de la nature.
Nos contemporains ont-ils ajouté d’autres arguments ? Il ne semble pas, sauf peut-être celui de Cabanis, médecin anatomiste : « je n’ai pas trouvé l’âme sous mon scalpel » ou le même, prêté à Youri Gagarine, premier homme dans l’espace, accoudé au hublot de son Spoutnik : « je ne vois aucun Dieu là-haut ! » Mais Thomas d’Aquin a dû le juger trop grossier pour mériter attention.
Oui, il a véritablement porté à leur comble, en quelques lignes, toutes les raisons de douter de l’existence de Dieu, et l’intelligence contemporaine, pourtant experte en la matière, n’en connaît pas de meilleure. Mais s’il fut si convaincant par ces trois preuves, comment ne le serait-il pas davantage dans leurs trois réfutations ? … Si nous acceptons de les lire sans préjugé.