“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » Tout à la nostalgie de son heureuse jeunesse, Lamartine interroge les choses, tant l’amour, qui est le moteur et le mobile de la vie, parle directement à son âme. Certes, les sources, les chaumières et les cieux de son cher Milly, bougent et changent, le ravissent ou le terrifient, mais ils sont incapables de lui répondre. Seul le vivant, parce qu’il naît, prolifère et meurt sans attendre le poète, aura des choses à lui dire. Dans son mutisme, un simple objet ne sait lui offrir d’autre âme que prêtée par sa vive imagination.
Les âmes sont les souveraines de royaumes à leur dimension, de plus en plus vaste. Le règne végétal, le premier, assure les fonctions nécessaires au développement et à la propagation de ses sujets, malgré la mort. Ce ne sont pas les sels minéraux qui vont aux racines de la fleur ni le soleil qui s’immisce dans ses nervures. Non, les racines vont d’elles-mêmes puiser en terre la nourriture convenable, en quantité désirée, et délaissent le reste ; les feuilles, à leur gré elles aussi, s’allongent au soleil, pour distiller en leurs fibres le carbone vital. C’est la fleur qui décide ! C’est encore elle qui juge de la saison opportune pour libérer ses graines au vent fécond, puis s’étiole, un pétale après l’autre. L’inanimé ne sait pas mourir le devoir accompli.
Le règne animal est d’une autre ampleur. La bête sent et pressent, certaines à des lieues comme l’aigle. Seule ou en meute, elle poursuit sa proie et fuit le danger ; elle aime, rugit et protège, parfois jusqu’au sacrifice, telle la louve ; elle se souvient de ses heurs et malheurs, pour de longues années selon les espèces, et renforce ses stratégies au fil des expériences ; le vieux brochet ne se fait pas prendre deux fois au même appât ! La complexité de son organisation, son intelligence et sa beauté fascinent. Mais son univers demeure néanmoins limité par l’instinct et l’habitat. Comme les végétaux, l’animal assure pour lui-même les fonctions vitales. A sa haute mesure, toutefois : le sang pour sève, la tête pour racines, les chairs pour bois et le sperme pour pollen. Il ne s’agit donc pas d’une plante à qui la Nature aurait ajouté des dons de perception et de locomotion, mais au contraire d’un être dont la vie biologique s’est fondue tout entière dans la sensibilité et les appétits. Sa physiologie reste irréductible jusque dans son ADN à celle d’un végétal. Sous l’étendue et la variété de ses pouvoirs, on compte une âme unique, faite pour sentir, désirer et courir, et pour cela, vivre.
L’homme est un animal dont l’âme atteint l’universel. À première vue, rien ne lui échappe et rien ne lui est interdit, car elle peut tout savoir et tout vouloir ; son règne ne connaît pas de frontière. “L’âme humaine est d’une certaine manière toutes choses”, aux yeux d’Aristote. Il lui faut cependant, pour y parvenir, émerger des servitudes de la matière. En son sommet, elle est esprit qui spiritualise tout ce qu’il touche. C’est par lui que la personne non seulement connaît et veut, mais encore respire, voit, désire et souffre, car l’homme aussi n’a qu’une âme à la source de tout ce qu’il est ; même ses viscères sont imprégnés d’esprit.
Ainsi donc, l’âme livre au vivant sa part de subjectivité dont les objets inanimés sont tristement dépourvus. Voilà sa réponse au poète ! Mais elle ne fait pas que le mouvoir vers son destin ; si nous nous enfonçons davantage dans les profondeurs de la métaphysique, elle lui donne d’abord d’être. “Être, pour le vivant, c’est vivre”, déclare encore Aristote. Être, l’être, est l’effet premier de l’âme et c’est là sa participation à l’Être divin : donner au vivant d’être, à la mesure de son royaume. Cependant, la même métaphysique affirme qu’existe non moins un “cœur essentiel” des choses inertes ; les grecs l’appelaient “Idée” et les latins “Forme”. Et déjà, pour saint Thomas, cette simple idée ou forme naturelle possède une “virtus essendi”, une force d’être, la force de rendre réel ce que la chose est destinée à être.
Alors oui, s’il est créateur, l’artiste peut se sentir en droit d’accorder aux objets comme un soupçon d’âme, une suspicion de vie nécessaire à l’amour. Thomas nous le dit encore : “la forme [le cœur essentiel] est ce qu’il y a de plus divin en toutes choses”, et le sceau de Dieu dans sa Création.