Politique

 

PROHEME AU COMMENTAIRE DE LA POLITIQUE.

 

Aristote enseigne au deuxième livre de sa physique que l'art se modèle sur la nature. Les opérations et les effets ont entre eux des relations identiques, toutes proportions gardées à celles de leurs principes respectifs. Or l'intelligence humaine, auteur des artefacts, a une certaine filiation avec l'intelligence divine, source des œuvres naturelles, en raison de leur ressemblance. Par conséquent, les procédés artificiels ne peuvent qu'imiter les opérations naturelles.

 

De fait lorsqu'un maître exerce son art, l’apprenti qui veut s'y initier doit porter son attention sur cette pratique, afin d'œuvrer de la même façon. Voilà pourquoi l'homme, dont l'intelligence reçoit sa lumière de l'intelligence divine, doit conformer ses actes à l'observation des œuvres de la nature, afin de faire de même. D'où cette phrase du philosophe : pour faire œuvre naturelle, l’art procéderait comme la nature, et inversement, la nature produirait des œuvres artificielles comme le ferait l'art lui-même. Mais la nature ne porte jamais un artefact à son achèvement. Elle se borne à en préparer certains principes et à en illustrer la méthode. Parallèlement, l’artiste peut observer les œuvres de la nature et s'en inspirer pour la sienne propre, il ne peut cependant réaliser entièrement une œuvre naturelle. Il est donc clair que la raison humaine ne peut que connaître ce qui est naturel, alors qu'elle connaît et produit ce qui est artificiel. Les sciences naturelles seront par conséquent spéculatives et les sciences portant sur les réalisations humaines seront pratiques et se conformeront à la nature.

 

Or une opération naturelle va du simple au complexe. De la sorte, les êtres qui par processus naturel sont plus complexes, achèvent, englobent et finalisent les autres. C'est le cas de n'importe quelle entité face à ses parties. La raison pratique passe, elle aussi, du simple au complexe et de l'imparfait au parfait. Et elle n'a pas seulement la disposition de ce qui est utile à l'homme, mais des hommes eux-mêmes, dont le gouvernement est rationnel. Dans ces deux domaines, elle va du simple au complexe : A partir de planches, elle construit un navire, à partir de poutres et de pierres, elle bâtit une maison ou bien avec une pluralité d’hommes, elle réalise une communauté. Mais parmi les divers ordres et classes qui constituent des communautés, la dernière est la société civile, organisée pour suffire par elle-même à la vie humaine. De même que l'utilitaire est ordonné à l'homme comme à une fin plus importante que ce dont il est fin, ainsi cette totalité constituée par la cité est la plus importante des collectivités concevables et réalisables par la raison.

 

Retenons quatre thèmes de ce qui a été dit sur la science politique dont traite le livre d'Aristote. Tout d'abord la nécessité de cette science : Pour tout ce que la raison peut connaître, il y a nécessairement un enseignement contribuant à la sagesse humaine, qu'on appelle philosophie. Comme cette entité qu'est la cité est sujette à quelque jugement de la raison, il est nécessaire à la plénitude de la philosophie de donner une doctrine sur la cité, nommée politique c'est à dire science de la cité.

 

Ensuite le genre de cette science : Les sciences pratiques se distinguent des sciences spéculatives par le fait que ces dernières sont destinées à la seule connaissance scientifique de la vérité, alors que les premières visent à la réalisation d'une œuvre. La science dont nous parlons appartient donc à la philosophie pratique puisque la cité est une entité non seulement conçue, mais aussi réalisée par la raison. De plus l'œuvre de la raison est tantôt la transformation d'une matière extérieure, opération propre aux arts mécaniques comme la forge ou la construction navale, et tantôt elle est un acte immanent à celui qui opère comme conseiller, choisir, vouloir, etc. tous actes relevant de la morale. Il est donc clair que la science politique, qui considère l'organisation des hommes, n'appartient pas aux sciences de la production ‑ les arts mécaniques ‑ mais à celles de l'action‑ les sciences morales‑.

 

La valeur de cette science, en outre, et sa place parmi les sciences pratiques : La cité est l'œuvre la plus importante que la raison puisse réaliser. Toute autre communauté humaine y fait référence. De plus, tout ce que les techniques produisent d'utile à l'homme est ordonné à ce dernier comme à sa fin. Si donc une science est plus importante parce que son sujet est plus élevé et plus parfait, la politique ne peut qu'être la première des sciences pratiques, et leur clef de voûte, car sa considération porte sur le bien le plus élevé et le plus parfait. Elle est, selon Aristote, l’aboutissement de la philosophie de l’homme.

 

La méthode de cette science, enfin, et son plan : Pour étudier une entité, les sciences spéculatives partent de ce qu'elles savent des parties et des principes, et terminent leur étude du tout avec l’explication de ses propriétés et de ses opérations. De même la politique nous livre une connaissance de la cité en étudiant ses principes et ses parties, et jusqu'à la manifestation de ses propriétés et de ses opérations. Science pratique cependant, elle doit comme les autres donner jusqu'à la façon de poser chaque acte concret.

 

 

PREMIÈRE LEÇON DE LA POLITIQUE D'ARISTOTE

 

Aristote donne lui-même un proœme à son traité. Se fondant sur la finalité de la cité, sujet de la politique, Il en magnifie la dignité, avant de comparer la citoyenneté aux autres types de communautés. La cité poursuit un certain bien. Plus encore, elle recherche le meilleur des biens humains. En effet, toute société – et la cité – a été instituée en vue d’obtenir certains avantages, car l’homme agit toujours pour posséder ce qui lui paraît bon, qu’il ait vu juste ou non. Et l’institution d’une communauté relève de ces œuvres au travers desquelles il espère la satisfaction d’un bénéfice attendu. Mais alors, la société la plus essentielle sera celle fondée autour du plus précieux parmi les biens humains

 

La communauté est une certaine globalité, et l’on remarque toujours que dans ce genre d’organisations, celle qui englobe les autres est principale. Ainsi le mur, en lui-même assemblage de matériaux, appartient à ce tout évidemment plus essentiel que représente la maison, et il en est de même pour les communautés. Or la cité domine les autres telles que les propriétés domaniales et les communes. Elle poursuit donc le plus essentiel parmi les biens humains : ce bien commun, meilleur et plus divin que celui de chacun.

 

Pour comparer la cité aux autres sociétés, il faut d’abord se défaire de certaines idées fausses. Pour tout le monde, il y a deux sortes de communautés évidentes : la famille et la cité. Or on peut gouverner la cité de deux façons : en homme politique ou en roi. Est royal le gouvernement de celui qui domine avec les pleins pouvoirs ; est politique, le pouvoir exercé dans le cadre de lois civiles. Et de même, la famille peut se gouverner de deux manières : patrimonialement ou despotiquement. Est qualifié de despote celui qui possède des esclaves ; tandis qu’on nomme père celui qui fonde et entretient une famille. Sera donc despotique le pouvoir exercé par le maître sur des esclaves, mais paternelle l’autorité dispensatrice des bienfaits nécessaires à la famille, qui réunit non seulement les serviteurs, mais encore nombre de personnes libres. Aussi certains ont-ils refusé à tort, de distinguer entre ces deux communautés, et les ont identifiées en vertu du principe que : ce qui diffère seulement par la quantité ne diffère pas de nature, car « le plus et le moins ne changent pas l’espèce ».

 

Or pour eux, ces types de gouvernement ne se distinguent que par le nombre des sujets. Ainsi, lorsque la communauté dirigée est peu nombreuse, - disons un petit domaine -, nous avons affaire à un propriétaire jouissant d’un pouvoir despotique sur ses serviteurs. Si elle est assez développée pour réunir non seulement des esclaves, mais aussi des personnes libres, nous sommes devant l’exercice d’un pouvoir patrimonial. Si enfin elle s’agrandit au point de contenir non seulement un domaine, mais toute une cité, nous sommes alors en présence d’un pouvoir politique ou royal. Comme si la cité ne différait de la famille que par la taille ; comme si une grande parenté n’était rien d’autre qu’une petite cité et réciproquement. Nous verrons que cela ne tient pas.

 

De même, ils ne voient qu’une différence quantitative entre le régime politique et le régime royal. Le roi règne absolument et en tous domaines, tandis que le politique dirige dans les limites des lois édictées par la science politique ; pour une partie il domine dans les affaires mises en son pouvoir, mais pour une autre, il est assujetti à ce qui dépend de la loi. Et tous de conclure que ces gouvernements, tant sur la cité que sur le domaine, ne diffèrent pas essentiellement.

 

Nous sommes pourtant bien devant une erreur manifeste. La méthode même de cette discipline, les techniques à utiliser pour étudier ses concepts, le montreront clairement. Comme en d’autres matières, la connaissance du tout doit découler de sa désarticulation jusqu’à parvenir aux éléments purs, c’est à dire aux indivisibles qui forment les particules ultimes de la totalité (pour connaître, par exemple, une expression, il faut la décortiquer jusqu’aux lettres, et pour un composé naturel, il faut le disséquer jusque dans ses molécules). En cherchant de quoi est composée la cité, nous verrons mieux ce qu’est chaque régime en lui-même, en quoi il diffère des autres et si l’on peut considérer tel ou tel aspect du point de vue de l’efficience. Partout nous voyons qu’étudier une réalité dans ses principes d’origine permet de contempler au mieux sa vérité. Et cela vaut pour le sujet qui nous préoccupe. Par ces mots du Philosophe, nous devons comprendre que le premier travail pour connaître une réalité complexe, c’est la voie de la résolution c’est à dire de la décomposition jusqu’aux éléments. Puis, une fois connus les principes indivisibles, la voie de la composition s’impose, pour juger des choses causées par eux.

 

Comparons maintenant avec les autres communautés, d’abord en regardant leur subordination à la cité, puis en observant la société civile elle-même. Il y a pour les personnes deux façons de communier. D’abord celle de l’homme et de la femme, et comme nous devons démonter la cité jusqu’à parvenir aux composants derniers, il faut affirmer que la toute première cellule est celle de personnes qui ne pourraient elles-mêmes exister sans cette relation. Nous parlons de l’union entre l’époux et l’épouse, destinée à la procréation sans laquelle il ne pourrait y avoir d’hommes ni de femmes. Sans elle, nul ne saurait être.

L’homme jouit d’un privilège unique : la raison, grâce à laquelle il agit après conseil et décision, mais quant à sa faculté de mettre au monde, il la partage avec les autres animaux. Cela ne découle pas chez lui d’une volonté délibérée, mais lui vient d’un dynamisme biologique qu’on retrouve chez les bêtes, et même chez les plantes. Toutes possèdent la vertu naturelle de laisser après soi un autre être semblable à soi, afin de perpétuer dans l’espèce ce qui ne peut durer chez l’individu, et voilà pourquoi cette communauté est la toute première.

 

C’est ce même élan que l’on reconnaît aussi dans tous les autres corps physiques corruptibles. Mais on fait surtout mention de l’être vivant, animal ou végétal, parce qu’il est doté d’un mode particulier de reproduction autonome. Même la plante connaît des principes mâle et femelle, bien que conjoints dans chaque spécimen (mais l’un est plus abondant chez certains, et l’autre chez d’autres), et on peut voir en elle un état de fécondation permanent.

 

La relation entre l’autorité et ses sujets offre à la personne, la seconde façon de vivre en société. Cette mise en commun est, elle aussi, réclamée par la nature pour la sauvegarde des êtres qu’elle ne veut pas se contenter de mettre au monde. La communication entre responsables et subordonnés vise bien à cela, lorsque dirige naturellement celui qui, par son intelligence, sait prévoir de salutaires contributions à l’obtention de richesses et à l’éloignement des dangers. L’homme capable, par sa force physique, d’accomplir le projet mis au point par le sage, celui-là est naturellement sujet et serviteur. Que l’un commande et que l’autre obéisse, contribuent également à la mutuelle sauvegarde des deux. Mais le sage capable de cette anticipation mentale est souvent d’un physique trop débile pour pouvoir se sauver par lui-même sans l’intervention d’un subordonné, et parallèlement, celui qui jouit de la force physique ne peut souvent s’en sortir qu’en se soumettant à la conduite avisée d’autrui.

 

La nature distingue entre la femme et le serviteur. Le corps de la femme est intrinsèquement disposé à recevoir la génération d’autrui, alors qu’il n’est pas assez robuste pour le travail du serviteur. Là repose la différence entre les deux genres de mise en commun dont nous avons parlé. La nature n’agit pas comme ces couteliers de Delphes, qui, d’une lame de bronze, fabriquent à bas prix un couteau à usages multiples, capable de trancher, de limer, etc., pour éviter que les revenus modestes aient à acheter plusieurs ustensiles. La nature ne destine pas un objet unique à plusieurs offices, mais le consacre à un seul. Et la femme n’est pas vouée à servir, mais à engendrer. Tout va pour le mieux lorsque chaque instrument sert à une seule tâche, du moins de celles qui interdisent un autre usage concomitant de l’instrument ou la pratique de l’une et l’autre tâche fréquemment en même temps. Car rien n’empêche un objet d’être prévu pour plusieurs utilisations successives. La langue, par exemple, sert à deux œuvres de la nature : goûter et parler, car les deux ne se font pas simultanément.

 

C’est chez les barbares que la femme et le serviteur sont mis au même rang, et que la femme est traitée à l’égal de l’esclave. Barbare a plusieurs sens. Pour certains, tous ceux qui ne comprennent pas leur langue sont des barbares (si j’ignorais le pouvoir de la voix, je serais barbare aux yeux de ceux à qui je m’adresse, et eux me paraîtraient barbares. – St Paul aux Corinthiens). D’autres jugent barbares ceux dont la langue ne possède pas l’équivalent de certaines de leurs expressions, et Bède voulut éviter cela aux Angles en faisant traduire les arts libéraux dans leur dialecte. D’autres enfin considèrent comme tels les peuples affranchis de toute loi civile. Tous ont en partie raison, car on entend par barbare quelqu’un d’étranger, ce qui peut se rencontrer de deux façons : rigoureusement ou de façon relative. Paraît absolument étranger celui qui l’est au genre humain, parce que la raison lui fait défaut. Et l’on déclare purement et simplement barbares les peuplades sans intelligence, soit parce qu’elles vivent dans des régions au climat hostile et qui ne produisent le plus souvent que des demeurés, soit même en raison de coutumes perverses enracinées dans certaines contrées, qui rendent les hommes déments et comme des brutes. Car il est clair que la force de la raison est à l’origine d’une législation humaine raisonnable, comme du développement de la littérature. Aussi les barbares se remarquent-ils justement à ce qu’ils ne se donnent pas de lois ou qu’elles sont absurdes, et parallèlement à ce qu’il n’y a pas d’éducation aux belles lettres. On appelle aussi étrangère la personne avec laquelle on ne peut échanger. Les hommes sont avant tout nés pour communiquer par la parole et ceux qui ne peuvent se comprendre se traitent volontiers mutuellement de barbares. Mais le philosophe ne veut parler ici que du barbare pris dans son acception stricte.

 

Cette erreur a une cause : la horde ne connaît pas de chef naturel, au sens où nous l’avons défini par l’aptitude à prévoir mentalement ce que le serviteur doit exécuter matériellement. Les barbares sont le plus souvent robustes de corps et limités intellectuellement, de sorte qu’il ne peut s’installer entre eux d’organisation hiérarchique naturelle. Mais ils connaissent une sorte de mise en commun des esclaves et des servantes – les femmes – car ils mutualisent leur utilisation. C’est pourquoi l’absence de préséance parmi les barbares et sa présence parmi les hommes d’esprit a fait dire aux poètes que les Grecs, qui ne manquent pas de sagesse, sont appelés à dominer les autres, comme si être barbare revenait à être naturellement esclave. Et l’inverse, selon Salomon, est la source de la perversion et du désordre : « J’ai vu les esclaves à cheval et les princes marcher à terre comme des serviteurs ».

 

Des deux communautés dont on a parlé, l’une destinée à la génération et l’autre à la sauvegarde. La première fonde la structure domaniale, qu’Aristote aborde maintenant. Elle recouvre plusieurs types de mises en commun entre les personnes : il y faut mari et femme, ainsi que maître et serviteur. Elle est dite première parce que la relation communautaire existant entre père et fils repose sur les deux précédentes qui sont primordiales. Tel est le sens des paroles d’Hésiode : la maison repose sur trois piliers : le maître qui préside, l’épouse ainsi que le bœuf de labours. L’animal tient lieu de personnel dans les maisons modestes. L’homme se sert de lui comme d’un serviteur pour divers travaux.

 

Un partage entre les hommes repose toujours sur certaines activités. Les unes sont quotidiennes comme manger se réchauffer auprès de l’âtre, etc. D’autres, comme commercer, se défendre et autres, sont plus épisodiques. Mais quel que soit le genre d’activité, l’entraide se fait naturellement par la mutualisation. La maison n’est rien d’autre qu’une communauté constituée par nature pour la vie de tous les jours, et pour les activités qui se renouvellent chaque matin. Pour manifester cette caractéristique, on lui donna des noms. Ainsi, un certain Charondas appela ceux qui partagent la vie du domaine : « commensaux », car ayant une nourriture commune, ils sont comme unis par le repas. Le Crétois Epiménides, quant à lui, les baptisa : « feudataires », c’est à dire partageant le même feu devant lequel ils s’assoient tous.

 

Aristote pose ensuite une troisième communauté, celle du voisinage. La première société issue de la pluralité de domaines est le village. Elle précède celle de la cité. Contrairement à la structure domaniale, elle n’a pas pour but de satisfaire les besoins quotidiens, mais ceux qui se font moins fréquents. Les voisins ne mangent pas ensemble, ni ne partagent le même feu chaque jour, comme les commensaux, mais mettent en communs certaines activités extérieures à leur maison. Ce regroupement est totalement naturel, car rien ne l’est plus que la prolifération animale, ce qu’engendre la proximité des maisons. On a appelé les habitants du voisinage, ainsi que leurs enfants et leurs petits enfants : « nourris au même lait », pour faire comprendre que ce regroupement de maisons provient d’une première d’où se sont propagés des descendants qui ont eux-mêmes fondé alentour les domaines qu’ils habitent. La communauté de voisinage est aussi naturelle que la fertilité animale.

 

De même que le village apparaît avec la génération, de même, la cité commence toujours sous la direction d’un roi. La lignée peut, elle aussi, connaître une royauté, et certaines cités auront alors plus d’un souverain. Car cités et lignées se constituent autour de l’émergence d’une monarchie. Le domaine, en effet, est soumis à l’autorité du patriarche, comme les fils à leur père, et tout le village constitué par les liens du sang est dirigé, au nom de la parenté, par l’aïeul du clan, comme la cité l’est par un roi. Homère l’a écrit : chacun donne sa loi à sa femme et à ses enfants comme un roi à sa cité. C’est pourquoi ce régime se transmet du domaine à la commune, puis à la société civile. Car plusieurs villages sont comme autant de villes dispersées dans l’espace puisque autrefois les hommes habitaient des bourgs et ne se regroupaient pas encore en une cité unique. A l’évidence, la royauté sur la ville ou sur la lignée est née du patriarcat domestique et villageois. C’est si naturel que toutes les nations ont imaginé leurs dieux eux-mêmes soumis à un roi comme Jupiter. Aujourd’hui encore en effet, beaucoup d’hommes vivent sous une monarchie, et quasiment tous ont connu dans le passé ce régime qui fut le premier. Or, concevant la divinité à leur ressemblance, ils lui ont donné figure humaine et ont calqué sur les leurs, le mode de vie des dieux et leurs relations. Aristote, à la façon des platoniciens, veut parler ici des substances séparées de la matière, créées par un Dieu suprême unique, à qui les païens attribuèrent faussement les mœurs et l’aspect des hommes.

 

Puis le philosophe aborde la communauté civile. A l’image de la commune qui regroupe les familles, la cité est la réunion de plusieurs villages. Mais c’est une société parfaite. Chaque niveau de communauté permet en effet de faire face à telles ou telles nécessités de la vie. Seule est complète cependant la société qui offre à l’homme la satisfaction de l’ensemble de ses besoins. Et c’est bien le rôle de la cité de proposer à l’homme tout ce qu’il demande pour vivre. C’est pourquoi elle est organisée en divers arrondissements, spécialisés l’un dans le travail des métaux, l’autre dans le textile, etc. La cité est la société parfaite. Elle fut à l’origine instituée pour offrir aux hommes de quoi suffire à la vie. Mais grâce à sa seule existence, ceux-ci y puisèrent au-delà, le bien vivre dans une législation qui les éduquait à la vertu.

 

Nous voulons maintenant montrer que cette cité est une communauté naturelle, que l’homme est un animal citoyen et que la société civile l’emporte sur la famille et sur l’individu.

 

La finalité des êtres naturels constitue leur identité. Or la cité est la fin des communautés, dont on a dit auparavant qu’elles étaient naturelles. Elle est donc tout autant naturelle. L’essence d’un être correspond en effet à l’état de maturité de son développement. La pleine nature humaine s’acquiert au terme de la croissance, et il en est de même pour le cheval ou pour la maison (si nous parlons de son architecture). En outre, les facultés dont jouit un être au terme de son développement, sont l’aboutissement de tout ce qui a présidé à son apparition. Est donc nature, le résultat représentant la finalité des principes à l’origine de la génération. Et la cité, parce qu’elle a été engendrée par des communautés antérieures naturelles, est donc dite à ce titre naturelle, elle aussi. Autre argument : l’état optimum dans chaque type de réalité est la finalité et la raison d’être de son développement. Donc parvenir à suffisance, qui est un certain optimum, a raison de fin. Ainsi, la société civile, qui offre à la vie humaine cette satisfaction plénière, a raison de fin pour les autres communautés. Cette seconde preuve établit la mineure du raisonnement précédent.

 

L’homme est un animal naturellement citoyen, puisque la cité est composée de personnes humaines, et qu’elle est de ces réalités relevant de l’ordre naturel. Mais, pourrait-on objecter, les œuvres de la nature se retrouvent chez tous les individus, tandis que tous les hommes n’habitent pas des cités. Aussi Aristote ajoute-t-il que certains sont sans citoyenneté par destin, parce qu’ils ont été bannis, ou par pauvreté, parce qu’ils sont obligés de cultiver les champs ou de garder des animaux. Et il est clair que cela ne contredit pas son propos sur la citoyenneté naturelle de l’homme. La fatalité est aussi source d’imperfection ailleurs également dans la nature. Ainsi de l’amputation d’une main ou de la perte d’un œil. Mais l’homme qui ne devrait pas être citoyen de par sa nature, ou bien serait un sous-homme, comme il arrive à certaines personnes atteintes dans leur intégrité physique, ou bien au contraire un surhomme, pouvant se satisfaire à lui-même sans le secours de la société, comme vécurent Jean-Baptiste ou l’ermite saint Antoine.

 

Aristote en appelle à la malédiction d’Homère sur les asociaux dépravés qui vivent sans famille, car ils ne respectent pas les liens de l’amitié, sans justice, car ils ne supportent pas le joug de la loi, et comme des bandits, car ils ne peuvent obéir au verdict de leur raison. De tels caractères sont aussi belliqueux, agressifs et anarchistes. Ce sont des rapaces comme tous les oiseaux solitaires.

 

L’homme est un animal citoyen à un titre supérieur à l’abeille ou tout autre animal grégaire. La nature ne fait rien d’inutile, car elle poursuit toujours un but précis. En attribuant les moyens pour l’obtention d’un objectif, elle donne aussi le résultat. Or si certains animaux sont dotés de la voix, seul l’homme est capable de s’exprimer verbalement (certains animaux peuvent imiter la voix humaine, mais ils ne parlent pas vraiment, car ils ne comprennent pas ce qu’ils disent, et obéissent à une réaction instinctive). Il y a une différence entre le discours et le son de voix. Ce dernier est l’expression de la satisfaction ou du déplaisir, et par suite de toutes les autres passions, comme l’agressivité ou la peur, car elles dépendent du plaisir ou de la peine. Aussi la voix a-t-elle été donnée aux animaux dont la nature parvient à discerner l’agréable et le désagréable et à échanger des impressions par des cris, comme le rugissement du lion ou l’aboiement du chien, là où nous autres humains, nous nous exprimons par le discours.

 

Le langage humain peut dire l’utile et le nocif, et signifier ainsi le juste ou l’injuste. La justice réside en effet dans l’adaptation du bénéfique à chaque situation. Le langage est donc propre à l’homme parce que seul parmi les animaux, il connaît le bien et le mal (et par voie de conséquence, l’injustice ou les notions de ce genre), et qu’il peut s’exprimer par le langage. Comme ce pouvoir lui a été donné par la nature, afin de partager avec ses pairs ses positions sur l’utilité, la justice ou toute autre considération de ce type, et que la nature ne fait rien qui déçoive, il est naturel aux hommes de mettre en commun leurs avis. Mais cette communication constitue le fondement même du domaine et de la cité. Aussi l’homme est-il naturellement un animal familial et citoyen.

 

Mais la citoyenneté l’emporte sur le lien familial et même sur l’individu. Le tout prime la partie dans l’ordre de la constitution comme dans celui de la finalité (du moins si nous entendons par partie, la fraction matérielle, et non les espèces qui composent une classe). Détruisez le corps humain, il ne restera ni pied, ni main, si ce n’est de façon imagée, comme on peut parler d’une main sculptée dans la pierre. Car ce genre de partie est détruit avec la destruction du tout. Or ce qui est désagrégé perd son identité et avec elle l’imposition de son nom, qui ne peut plus lui être attribué qu’au mode figuré. Une partie se définit par son opération et par ses aptitudes. Le pied est l’organe permettant de marcher et s’il venait à perdre cette faculté, on ne l’appellerait pied que métaphoriquement. Il en est ainsi de toute partie matérielle dont la définition requiert celle du tout (comme la formule du demi-cercle demande celle du cercle puisqu’il en est la moitié) contrairement à la partie spécifique posée dans la définition d’un ensemble, comme le concept de ligne inclus dans celui de triangle. On voit donc clairement que le tout prime constitutivement ses parties matérielles, quand bien même la naissance de ces dernières devrait précéder la sienne. C’est pourquoi l’individu est à la cité comme l’organe à l’organisme : séparé d’elle, il ne peut pas plus parvenir à vivre que le pied détaché du corps humain. Si se trouve quelqu’un d’étranger à la vie sociale à cause de sa déchéance, il sera infrahumain, et comme une bête. Si au contraire c’est par autosuffisance et parce qu’il ne manque de rien, il dépassera l’homme, et sera presque comme un dieu. Reste donc que la société est de sa nature antérieure à l’individu.

 

En tout homme il y a comme un élan naturel à la vie sociale, comparable au goût pour la vertu. Mais de même que celle-ci est le fruit de la pratique, de même la société civile est le résultat de l’industrie humaine. Le premier personnage à avoir institué une cité fut un très grand bienfaiteur de l’humanité. L’homme est le plus parfait des animaux lorsque sont épanouies en lui les vertus pour lesquelles il a un penchant naturel. Mais sans loi ni justice, il est le pire des fauves, car l’atrocité de l’iniquité augmente avec le concours d’auxiliaires dans ses méfaits. La sagesse et les vertus orientées d’elles-mêmes au bien conviennent par nature à l’homme. Mais l’individu dévoyé les utilise comme armes pour le mal, en concevant d’habiles stratagèmes pour frauder, ou en sachant résister à la faim et la soif pour accomplir ses forfaits. Ainsi, la personne pervertie dans son agressivité est particulièrement malfaisante, rustre, cruelle et indifférente, et celle dont la convoitise est déréglée, est totalement adonnée au sexe et à a ripaille.

 

Mais la justice est rendue à l’homme grâce à l’ordre civil. Notons pour signe de cela, qu’en grec, on donne le même nom à l’ordre de la communauté civile et à la sentence de tribunal : Diki. Les fondateurs de cités commencent donc par exclure les pires sujets, et conduisent les autres au bonheur, par la justice et la vertu.

 

 

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