De l'Âme, de la Sensation, les Parties des animaux

 

PREMIÈRE LEÇON DU COMMENTAIRE DU TRAITE DE L’ÂME.

 

 

D’après le traité sur les animaux d’Aristote, quoi qu’on étudie, il faut commencer par ce qui est général et indépendant avant d’aborder les particularités. C’est d’ailleurs ce que fait l’auteur dans sa philosophie première : il y traite de ce qui est général à l’être comme tel avant de considérer les spécificités de chaque être, pour éviter d’avoir à se répéter trop fréquemment. Or il y a une sorte de genre pour tous les êtres vivants. Il faut donc ouvrir leur étude avec ce qu’ils ont tous en commun, à savoir l’âme, avant de voir ce qui est propre à chacun, et débuter à la manière d’Aristote la science des êtres vivants par un livre sur cette âme que tous ont en partage, avant de s’occuper de chaque être vivant en particulier dans les livres suivants.

 

Le traité de l’âme que nous avons en main commence avec un prohème sur les trois points que tout prohème doit aborder : Pour bien faire, en effet, il faut d’abord mettre son auditoire en appétit en lui montrant l’utilité d’une science, il faut le discipliner en lui faisant ressortir l’ordre et les subtilités d’un traité, il faut enfin éveiller son attention en l’alertant sur les difficultés. C’est aussi ce que fait l’auteur au début de cet ouvrage : il met en évidence la noblesse de cette science, il donne ensuite l’ordre du traité, les points que l’on doit étudier et la façon de le faire, il en signale enfin les difficultés.

 

Toute science est bonne et même noble. Rien n’empêche néanmoins que certaines dépassent d’autres en ces domaines. Le bien est ce qui accomplit ; aussi tout être le poursuit-il ardemment. Et la science, qui est une perfection spécifique de l’homme, est un bien pour lui. Certains biens sont respectables : ce sont les instruments utiles à l’obtention d’une fin. Nous estimons un cheval parce qu’il court bien. D’autres que nous apprécions pour eux-mêmes sont nobles : nous rendons hommage aux fins. Par ailleurs, certaines sciences sont pratiques et d’autres spéculatives ; les premières sont destinées à l’action, les secondes n’ont d’autre but qu’elles-mêmes. Les sciences pratiques sont donc respectables, mais les sciences spéculatives sont nobles. Ces dernières sont toutes bonnes et même nobles, mais même entre elles, elles sont hiérarchisées. En toute science, nous admirons l’acte pour deux raisons : pour son objet ou pour sa scientificité, c’est à dire sa méthode. L’architecture est plus noble que l’ébénisterie car concevoir des édifices surpasse le fait de les meubler. En outre, au sein d’une même science, à propos d’un même objet, la méthode instaure une hiérarchie, car meilleure est la méthode architecturale, meilleur sera l’édifice. Aussi considérons-nous que l’acte scientifique le plus noble est celui qui porte sur l’objet le plus élevé, ou, du côté de la méthode, celui qui offre la plus grande certitude. La classification des sciences se fait donc selon l’élévation de l’objet ou selon la rigueur de la méthode. Mais cela varie beaucoup avec chacune : les unes, quoique plus certaines, ont un objet moins noble, tandis que c’est l’inverse pour d’autres. Aucune cependant ne surpasse celle dont l’objet est le plus éminent. Comme le dit Aristote dans son traité sur les animaux, nous préférons savoir peu de choses, même aléatoires, sur un sujet très élevé, plutôt que beaucoup de certitudes sur des trivialités. Or ces dernières sont nobles par leur valeur scientifique, alors que les premières le sont par leur être substantiel. La science de l’âme a les deux caractères. Elle est certaine car tout le monde peut expérimenter la présence d’une âme qui le vivifie. Elle est noble, car l’âme est la plus haute des créatures terrestres.

 

D’où le texte d’Aristote : « On admet généralement que toute connaissance (toute science spéculative) est au nombre des biens nobles ... ». Or, ou bien une science l’emporte sur une autre en raison de sa certitude ‑ Aristote se contente d’enchaîner : « ... par sa certitude ... » ‑, ou bien « ... parce qu’elle est meilleure ... » car elle aborde ces êtres dont la nature est bonne et « ... plus admirable ... » puisqu’on en ignore la cause. « ... Pour chacune de ces raisons, nous plaçons ces notes sur l’âme... » – Aristote emploie le mot “notes” car il traite de l’âme de façon résumée, sans aller jusqu’au bout de la recherche entreprise – « ... parmi les premières. » A propos de l’ensemble des sciences de la nature, il ne s’agit pas d’un point de départ, mais d’un premier rang en dignité, tandis que pour les seules sciences de la vie, c’est une première étape dans l’ordre pédagogique.

 

Aristote se sert ensuite de l’utilité de cette science pour mettre l’auditeur en appétit. Il est visible que les connaissances que l’on peut avoir sur l’âme profiteront à l’authenticité du savoir offert par les autres sciences. On les retrouve en effet dans chacune des branches principales de la philosophie. Si nous prenons le cas de la métaphysique, nous parvenons à connaître les causes divines les plus élevées par l’acquis des seules forces de la puissance intellectuelle. Si donc nous ignorions la nature de cette dernière, nous ne pourrions connaître l’ordre des substances séparées, comme le dit Averroès dans son commentaire. Si nous nous arrêtons maintenant à la morale, nous ne pouvons en avoir une science achevée sans connaître les puissances de l’âme. C’est pourquoi d’ailleurs Aristote attribue chaque vertu à plusieurs d’entre elles. Cette science est enfin utile à la physique car pour une bonne part, les êtres naturels ont une âme, source originelle de tout mouvement chez les êtres vivants. Dans le texte, l’âme « ... est une sorte de principe d’animation » (« une sorte de ... » n’introduit pas une comparaison, mais une précision). Puis Aristote détache l’ordre du traité. Nous tentons, dit-il, d’ »approcher » par des signes, « et de connaître » par des démonstrations, ce qu’est l’âme, sa nature substantielle, puis « tout ce qui se passe à son sujet », c’est à dire ses passions. Il faut à leur propos faire des distinctions : certaines, comme l’intelligence ou la vision spirituelle, semblent être des puissances de l’âme seule, d’autres au contraire, paraissent être, à travers l’âme, le fait de l’animalité tout entière, comme la jouissance ou la tristesse, la sensibilité ou l’imagination. Il signale ensuite les deux genres de difficultés du traité. Tout d’abord la connaissance de la substance de l’âme, qui pose deux problèmes : la façon de la définir, et les composants de sa définition. Puis la connaissance de ses accidents et de ses passions propres. Aussi Aristote ajoute-t-il que malgré l’intérêt de la psychologie, il est difficile de savoir ce qu’est l’âme. Ceci est d’ailleurs vrai quel que soit l’objet d’une interrogation sur la substance ou l’être.

 

La méconnaissance du chemin à suivre pour définir l’âme est notre premier obstacle. Selon certains, il faut démontrer, selon d’autres, il faut diviser, selon d’autres encore, et c’est l’avis d’Aristote, il faut composer. Le deuxième obstacle vient de ce qu’on met dans la définition. Celle-ci fait connaître l’essence d’une chose, mais elle n’est connue que si l’on en comprend les principes. Or ces derniers diffèrent comme la réalité. C’est pourquoi il est difficile de savoir où les prendre. On peut donc ramener à trois les difficultés de recherche et de formulation de la définition de l’âme : la substance de l’âme, ses parties et l’aide nécessaire de ses accidents.

 

L’étude de la substance de l’âme pose le problème de son genre, car c’est ce qu’il faut d’abord chercher à connaître pour définir. Il faut donc établir celui dont relève l’âme : est ce une substance, une quantité, une qualité ? Et, de même qu’en définissant l’homme, nous ne disons pas « substance », mais « animal », de même, il faut trouver non pas un genre éloigné, mais le plus proche. A supposer que l’âme soit une substance, et puisque tout genre peut être dit en puissance ou en acte, il faut savoir quel est son cas. Comme en outre, certaines substances sont complexes et d’autres simples, il faut également déterminer ce qu’il en est pour elle, et si l’âme peut se décomposer ou non. La question demeure aussi de savoir s’il n’y a qu’une seule espèce pour l’ensemble des âmes, et dans la négative, s’il y a même plusieurs genres. Reste enfin à déterminer le statut des composants de la définition. Certains sont définis comme des genres, d’autres comme des espèces, aussi peut-on se demander si la définition de l’âme est générique ou totalement spécifique. Certains chercheurs n’ont découvert l’existence de l’âme que chez l’homme. Il y avait en effet deux courants chez les Grecs : Les Platoniciens, tenants de l’ »universel séparé » conçu comme une forme ou une idée, et cause de l’existence comme de la connaissance des réalités concrètes. Ils affirmaient l’existence d’une âme séparée en elle-même, cause et idée des âmes particulières, et dont provenait tout ce qui compose ces dernières. Tandis que les philosophes de la nature prétendaient qu’il n’y avait pas de substance universelle mais seulement des substances singulières, et qu’il n’existe pas d’universalité dans la nature des choses. D’où l’interrogation sur l’alternative entre l’unicité de notion commune à toute âme, suivant les Platoniciens, et l’hétérogénéité entre l’âme du cheval, celle de l’homme et celle de Dieu, aux dires des naturalistes (ils croyaient en effet que les corps célestes étaient des dieux et leur attribuaient la vie).

 

Aristote a voulu, quant à lui, chercher dans ces deux voies : et la notion commune d’âme, et ses divers concepts spécifiques. Aussi dit-il que « l’universel animal ou bien n’existe pas, ou bien est second ». On peut en effet voir l’expression “universel animal” de deux façons : soit en s’intéressant à “universel”, c’est à dire “un en plusieurs” ou “au sujet de plusieurs”, soit en s’intéressant à “animal”, présent dans la nature des choses ou dans l’intelligence. Platon voulait que l’universel animal présent dans la nature des choses, ait un être propre qui précède les singuliers, en raison de sa position sur les universels séparés et sur les idées. Mais pour Aristote, il n’existe rien de tel dans la nature des choses, sauf à être second. Si maintenant, on ne regarde plus la nature animale comme fondement des concepts universels, elle a alors un être propre et premier, dans la même mesure où la puissance précède l’acte.

 

Il aborde ensuite les difficultés surgissant à propos des puissances de l’âme. Elle peut être divisée selon les puissances intellectuelles, sensitives et végétatives. Une question se pose alors : y a-t-il plusieurs âmes, conformément à la volonté des Platoniciens, ou bien s’agit-il de divisions potentielles d’une même âme ? Et dans cette hypothèse, devons nous étudier la puissance avant l’acte, ou inversement, ce qu’est comprendre avant ce qu’est l’intelligence, l’acte de sensation avant la puissance sensitive, etc. ? Dans ce denier cas encore, faut-il étudier l’objet de l’acte avant la puissance, le sensible avant la sensibilité, l’intelligible avant l’intelligence ?

 

Il expose enfin les difficultés présentées par les aides à la définition de l’âme. Définir demande de connaître, outre les principes essentiels, des caractères accidentels. Si l’on pouvait connaître et définir rigoureusement les principes essentiels, la définition se passerait des accidents. Mais ce n’est pas le cas pour nous, aussi faut-il utiliser des caractéristiques accidentelles pour nous acheminer vers la connaissance de ces principes.

 

Le problème vient de ce qu’il faut savoir ce qu’est la nature essentielle de l’âme pour connaître plus facilement ses accidents, comme, en mathématiques, savoir ce que sont la droite, la courbe et le plan, permet de mieux comprendre que la somme des angles d’un triangle est égale à 180°. Mais à l’inverse, comme il a été dit, la connaissance des accidents d’une chose fait beaucoup pour comprendre son essence. Donner une définition qui ne les ferait pas connaître serait une démarche approximative et discutable, tandis que l’attitude opposée est réaliste, qu’elle parte des propriétés du défini, ou de ses principes essentiels.

 

 

SECONDE LEÇON DU COMMENTAIRE DU TRAITE DE L’ÂME.

 

 

Après les difficultés inhérentes à la connaissance scientifique de la substance de l’âme, viennent celles tenant à ses passions et à ses accidents. Aristote pose et résout d’abord ces problèmes, puis utilise les réponses pour montrer que la connaissance de l’âme relève de la philosophie de la nature. Premièrement donc : les passions et les opérations de l’âme lui sont-elles propres et sans lien avec le corps, ou bien au contraire, sont-elles toutes communes au corps ou au composé des deux ?

 

Aristote relève d’abord la complexité d’une telle question, mais aussi sa nécessité. Le texte dit en effet qu’elle est inévitable, et que loin d’être insignifiante, elle est extrêmement ardue. La plupart des passions en effet apparaissent communes à l’âme et au corps, car la première ne peut éprouver de sensation comme la colère ou la perception sans le second. Mais en revanche, si une opération peut sembler absolument spécifique à l’âme, c’est bien l’intellection. Si l’on veut pourtant être rigoureux, il peut ne pas paraître propre à l’âme de faire acte d’intelligence. Cet acte s’identifie à celui de l’imagination, comme le posèrent les Platoniciens, ou du moins passe par lui : selon certains physiciens de l’antiquité, l’intelligence ne se distingue pas de la sensation, ni par conséquent de l’imagination. C’est pour cela que les Platoniciens ont été tentés de les identifier. Or le corps est nécessaire à l’imagination. Ils furent donc amenés à dire que l’acte d’intelligence n’est pas propre à l’âme, mais qu’elle le partage avec le corps. Si même on admet que l’intelligence n’est pas l’imagination, mais qu’elle ne puisse s’en passer, alors il n’en reste pas moins que l’acte d’intelligence n’est pas propre à l’âme, puisque l’imagination a besoin du corps.

 

Quoique Aristote explicite clairement ce point au troisième livre de l’ouvrage, on peut déjà en dire quelques mots : en un sens, l’acte d’intelligence est propre à l’âme, et en un autre, elle le partage avec le corps. Il faut savoir que certaines opérations, comme les passions, ont besoin du corps comme instrument et comme objet. Par exemple, voir requiert un corps comme objet, car la couleur repose sur un support matériel, et comme instrument, car si la vision s’origine dans l’âme, elle se sert du système oculaire. Par conséquent, voir n’est pas propre à l’âme seule, mais aussi à un organe. Il existe pourtant une opération qui ne demande la présence d’un corps qu’à titre d’objet, et non d’instrument : l’intellection, qui n’est pas l’acte d’un organe, mais nécessite un objet matériel. Le troisième livre de ce traité montre que l’imagination est à l’intelligence ce que la couleur est à la vue : son objet. Or l’imagination ne peut se passer de la présence d’un corps. L’intelligence ne le peut donc pas non plus à titre d’objet, alors qu’elle le peut à titre d’instrument.

 

Cela pose deux conclusions : premièrement, l’intellection est une opération propre à l’âme, ne nécessitant l’usage d’un corps qu’à titre d’objet, alors que voir et les autres sensations de ce genre sont communes à l’âme et au corps. Deuxièmement, ce qui opère par soi-même existe et subsiste par soi-même, contrairement à ce qui n’est pas autonome. C’est pourquoi l’intelligence est une forme subsistante, alors que les autres puissances sont des formes matérielles. Telle est la difficulté de ce genre de question, car en apparence, toutes les passions semblent communes à l’âme et au corps.

 

Aristote souligne ensuite ce qui rend nécessaire une telle interrogation : elle permet de savoir ce que tout le monde désire d’abord connaître sur l’âme, c’est à dire son degré d’indépendance vis à vis du corps. Car s’il se trouvait une opération ou une passion propre à l’âme seule, alors du moins, il lui serait possible de se séparer du corps. On a en effet dit que ce qui opère par lui-même, subsiste par lui-même dans l’être. Si par contre on n’en trouve aucune, pour la même raison, l’âme ne pourra être séparable du corps, et il en va alors d’elle comme de la ligne droite : tout ce qui peut lui arriver en tant que droite, comme d’être tangente à une boule de bronze, ne peut se faire que de façon matérielle ; ce contact en un point ne peut qu’être matériel. De même, en l’absence d’opération spécifique de l’âme, tout ce qui peut lui advenir, ne le sera que matériellement.

 

Puis il éclaire un présupposé : « certaines passions ne sont pas uniquement propres à l’âme, mais conjointes avec le corps », à partir d’un double argument. Toute opération faisant intervenir l’organisme, n’est pas le fait de l’âme seule, mais dans son union au corps. Or c’est le cas de toutes ces passions telles que la colère, la compassion, la peur, la confiance, la pitié, etc., qui s’accompagnent de manifestations physiques. L’auteur en avance deux preuves. Premièrement, nous voyons parfois l’homme ne pas craindre des passions tenaces et caractérisées, ni leur céder, mais qu’arrive un dérèglement physiologique, et son corps s’irritera à la plus faible excitation. Deuxièmement, plus manifestement encore, nous constatons même que certains éprouvent sans raison des réactions qui ressemblent aux passions : les atrabilaires sont souvent timorés sans qu’aucun danger ne les menace, du seul fait d’un déséquilibre organique.

 

Il pose enfin la conclusion de ses dires : « l’étude de l’âme relève de la philosophie de la nature » par sa façon de définir ; et il le prouve avant de s’étendre sur différents énoncés de définitions. Les opérations et passions de l’âme sont aussi, comme on l’a vu, celle du corps. Or la définition d’une passion doit toujours mentionner ce dont elle est passion, c’est à dire son sujet. Si donc elle n’affecte pas exclusivement l’âme, mais aussi le corps, celui-ci doit paraître dans la définition. Mais tout ce qui touche au corps comme matière, regarde la science de la nature. Par conséquent, comme il revient à celui qui étudie les passions d’étudier aussi leur sujet, c’est au physicien d’étudier l’âme ; de le faire « complètement » ou du moins « relativement », ajoute Aristote, c’est à dire dans ses rapports avec le corps, car un doute subsiste sur les liens entre l’intelligence et le corps.

 

Examinant plusieurs définitions des passions de l’âme, il relève que certaines mentionnent le corps dans sa matérialité, et que d’autres, seulement formelles, ne le font pas, et il montre qu’alors ces dernières sont insuffisantes. Il analyse à cette fin les différenciations posées par ces définitions. Définir par exemple la colère comme un désir de vengeance, ne donne aucun élément physiologique, tandis que la définir comme une poussée de la tension artérielle en fait mention. La première définition est dialectique, la seconde est physique par sa matérialité et appartient à la philosophie de la nature. Le physicien, en parlant de “tension artérielle”, donne la matière, et le dialecticien détermine l’espèce, car “désir de vengeance” signifie spécifiquement la colère.

 

L’insuffisance de la première définition est claire. Quelle que soit la forme, si elle s’accomplit dans une matière et que sa définition ne la mentionne pas, celle-ci est incomplète. Or cette forme qu’est le désir de vengeance est matérielle. Il suit que la matière n’étant pas posée, cette définition est imparfaite. Définir demande donc de préciser que telle forme s’accomplit dans telle matière.

 

Nous aurons alors trois sortes de définitions. L’une précise la nature de l’espèce et reste formelle, comme dire d’une maison qu’elle est un ouvrage contre les intempéries. L’autre donne la matière : la maison est un ouvrage de briques, de béton et de bois. La troisième donne les deux : la maison est un ouvrage de tel genre, composé de tels matériaux et pour tel but (protéger des intempéries ...). Aussi dit-il qu’ »une autre ... », c’est à dire cette dernière définition, « ... donne ... » trois choses : « ... ce dans quoi ... », c’est à dire dans quels matériaux, « ... l’espèce ... » ou la forme, « ... est réalisée en vue de cela ... », qui est de se protéger. Autrement dit, elle réalise l’union de la matière, de la forme et de la fin, nécessaire à l’achèvement d’une définition.

 

A celui qui se demande quelle définition est physique et quelle ne l’est pas, répondons que celle qui ne fait état que de la forme, n’est pas physique, mais logique, tandis que celle qui, précisant la matière, ignore la forme, n’est que physique, car seul le physicien s’intéresse à la matière. Il n’y a aucun inconvénient, cependant, à dire que celle qui réunit matière et forme est plutôt physique. Deux définitions sont donc physiques, mais l’une qui ne précise que la matière est imparfaite, alors que l’autre est complète, car elle réunit les deux aspects. Personne d’autre que le physicien, par conséquent, ne s’intéresse aux passions indissociables de la matière.

 

On peut pourtant s’intéresser à ce qui se passe dans la matière de plusieurs autres façons ; précisément de trois façons différentes. La première diffère de la physique dans son principe, bien qu’elle étudie les passions dans leur matérialité. C’est celle de l’artiste, qui regarde la forme dans sa matière, mais du point de vue de l’art, tandis que le point de départ du physicien est la nature. Une autre façon consiste à définir les réalités considérées sans faire mention de leur aspect matériel, avec lequel pourtant elles existent. Ainsi, bien que la ligne droite ou la courbe ait une existence inséparable de la matière, le mathématicien les traite en faisant abstraction d’elle. Nombre de réalités sont perceptibles par leurs qualités, lesquelles sont postérieures à la quantité. Aussi le mathématicien, que seule cette dernière préoccupe, ne touche-t-il pas aux différences d’apparence matérielle. Une troisième façon consiste à aborder ce dont l’être est tout à fait immatériel, ou du moins peut y parvenir ; cette dernière façon est celle du métaphysicien.

 

Remarquons que les grandes divisions de la philosophie sont toutes issues de la façon dont on définit. La définition est la base de la démonstration de la réalité. Or celle-ci est définie par ses principes essentiels. C’est pourquoi des définitions différentes du réel donnent des démonstrations dont les principes, essentiellement différents entre eux, permettent de distinguer une science d’une autre.

 

Cette insistance à analyser la définition ayant l’allure d’une digression, Aristote revient à son sujet exact. Les passions de l’âme telles que l’amour ou la peur, ne sont pas dissociables de la matière animale, du moins celles qui ne savent se passer d’organe. Ce n’est pas comme la ligne, le plan et les autres figures géométriques, que la raison peut abstraire de leur matière naturelle. S’il en est ainsi, c’est à la philosophie de la nature que revient leur étude, et celle de l’âme. Telle étant notre présente intention, il nous faut passer en revue toutes les opinions des anciens, quel que soit l’auteur. Cela servira d’abord à nous aider de ceux qui en ont bien parlé, et à nous garder de ceux qui se sont trompés.

 

 

PREMIÈRE LEÇON DU COMMENTAIRE DU TRAITE DU SENS ET DU SENTI

 

Selon Aristote, les choses se rapportent à l’intellect en fonction de leur séparabilité d’avec la matière. Ainsi, celles séparées par nature sont intelligibles en elles-mêmes, alors que celles abstraites de leur conditionnement matériel le deviennent par la lumière de l’intellect agent. Or on spécifie les acquis d’une puissance en les différenciant selon leur objet propre. Il faut donc distinguer les acquis de science perfectionnant l’intelligence selon la façon dont l’objet est séparé de la matière. Ainsi, Aristote distingue-t-il les différentes catégories de sciences. Les réalités séparées de la matière et selon l’être et la définition, relèvent de la Métaphysique. Celles uniquement séparées selon la définition sont objets des mathématiques. Quant à celles dont l’être demeure attaché à la matière sensible, elles relèvent de la science de la nature.

 

De même qu’on distingue les différentes sciences selon leur degré de dématérialisation, on le fait pareillement au sein de chaque science, et notamment la physique. Chaque branche se distingue des autres selon son lien à la matière. Or les réalités universelles sont davantage séparées de la matière sensible, donc pour Aristote, on procède du plus au moins universel. C’est pourquoi la Physique commence par ce qu’il y a de plus commun à tous les êtres naturels, à savoir le mouvement et ses principes, puis avance par mode de concrétisation en appliquant les principes communs à des mobiles déterminés comme les corps vivants.

 

La philosophie de la nature fait encore de même à leur sujet en distinguant trois parties. D’abord l’âme en elle-même, avec une certaine abstraction. Ensuite, tout ce qui relève de l’âme, par application plus concrète au corps mais en demeurant dans une certaine généralité. Enfin, en appliquant l’ensemble aux différents types d’animaux et de plantes, déterminant ainsi le propre de chaque espèce. Le premier point relève du Traité de l’Âme et le dernier du livre des Animaux et des Plantes. Les études intermédiaires se trouvent dans les livres qui traitent de ce qui concerne communément tous les animaux ou certains genres, ou même tous les êtres vivants. C’est le cas du présent ouvrage.

 

Considérons que le second livre du traité de l’Âme distingue quatre degrés de vivants. Le premier est celui des fonctions nutritives du vivant végétal. Les animaux frustes possèdent en outre les sens mais sont immobiles, comme les coquillages. D’autres possèdent en plus la locomotion, comme le cheval ou le bœuf. Enfin, l’homme jouit de l’intellect (l’appétit aurait pu être classé comme cinquième puissance de l’âme, mais en réalité, il demeure consécutif à la sensibilité)

 

De toutes ces puissances, l’intellect n’est l’acte d’aucune partie du corps, comme Aristote le prouve au troisième livre du de l’Âme. On ne peut donc l’étudier expérimentalement en lien avec le corps ou un des organes biologiques. C’est dans l’âme qu’il est le plus concret et le plus abstrait dans les substances séparées. Voilà pourquoi Aristote n’a pas composé d’ouvrage sur l’intellect, en plus de son traité de l’Âme. Cela aurait sinon plutôt relevé du domaine de la Métaphysique, à qui revient d’étudier les substances séparées. Mais toutes les autres facultés sont actes corporels et justifient une étude particulière en lien avec le corps et la biologie, indépendamment de ce qui a déjà été dit dans le traité de l’Âme. Distinguons donc trois sections à cette étude intermédiaire. Une première qui contiendrait ce qui relève du vivant en tant que tel, et c’est le sujet du Traité de la Mort et de la Vie où il aborde aussi la Respiration et l’Expiration qui entretiennent certains types de vie. Sujet également du de la Jeunesse et de la Vieillesse qui traite des différentes phases de la vie, et aussi du de la Cause de la Longueur ou de la Brièveté de la Vie, du de la Santé et de la Maladie à propos de certains états vitaux, et enfin du de la Nourriture et de l’Aliment évoqué plus haut. Un deuxième groupe traite de la faculté de locomotion, en deux ouvrages : de la Cause du Mouvement des Animaux et de la Marche des Animaux. Un troisième groupe considère les facultés de sensation, aussi bien internes qu’externes. Connaître les puissances sensibles est l’objet du livre que nous abordons, intitulé du Sens et du Senti, auquel s’ajoute le Traité de la Mémoire et de la Réminiscence. Relève aussi de la considération des facultés de sensation, ce qui rend la sensation active ou non, dans le sommeil ou la veille, et dont traite le du Sommeil et de la Veille. Et comme l’on va du plus au moins similaire, on peut établir l’ordre suivant : d’abord le Traité de l’Âme qui étudie l’âme en elle-même, puis immédiatement après, ce livre du Sens et du Senti dans la mesure où la sensation est plus propre à l’âme qu’au corps. Puis le Traité du Sommeil et de la Veille à propos de l’activation et de l’inhibition des sens. Ensuite les livres portant sur la locomotion, proche de la sensibilité. Et enfin, ceux qui considèrent communément le vivant, et qui ont plutôt trait au corps.

 

Notre ouvrage, intitulé du Sens et du Senti, se divise lui-même en deux parties : un prohème suivi du traité. Dans le prohème, il montre d’abord son intention à partir de la matière considérée puis il indique pourquoi il faut traiter des sujets en question.

On a déjà traité de l’âme en elle-même dans le Traité de l’Âme. Or ce livre aborde lui aussi chacune des facultés, mais précisons : « du point de vue de l’âme elle-même ». Car à part l’intellect, les puissances psychologiques sont charnelles et nous pouvons les considérer soit en rapport à l’âme, soit en rapport au corps. Le premier angle est abordé dans le Traité de l’Âme. Mais comme il nous faut maintenant étudier les animaux et les autres vivants (les végétaux), les opérations propres de chaque espèce, mais aussi ce qui est commun à tous globalement ou seulement aux animaux, nous supposerons acquises les considérations sur l’âme et nous les utiliserons comme principes manifestes de nos analyses. Mais nous parlons du reste et d’abord de ce qu’il y a de commun avant d’aborder les propriétés. Tel est l’ordre normal de la science de la nature. En voici la nécessité : si les opérations tant spécifiques que communes aux animaux et aux plantes étaient propres à l’âme seule, on pourrait se contenter de l’étude de cette dernière. Mais elles sont communes à l’âme et au corps. Aussi après avoir vu la première, il faut maintenant regarder l’organisation biologique des diverses propriétés et opérations. Aristote montre que toutes sont communes au corps et à l’âme : ce qu’il y a de principal chez les plantes et les animaux et commun à tous ou à la plupart, comme ce qui est propre à chaque espèce, paraît d’emblée lié au corps comme à l’âme et justifie une considération s’ajoutant à celle consacrée à l’âme en elle-même.

 

Il commence par les facultés sensorielles et la mémoire, sans mentionner l’imagination ni l’estimative, dont l’objet connu est le même, à savoir la réalité présente ou proche tandis que la mémoire porte sur le passé comme tel. Puis il aborde tout ce qui concerne la motricité. Le principe propre en est l’appétit sensible, dans sa dualité : l’irascible et le concupiscible. Il fait d’abord état de la colère et du désir. Et parce que ces deux passions sont les plus extériorisées, elles servent de principe d’appellation, la première à l’irascible et le second au concupiscible. Mais Aristote ajoute « et tout autre appétit » pour embrasser toutes les autres tendances relevant de l’appétit. Les passions de l’âme, qu’elles ressortissent du concupiscible ou de l’irascible, s’accompagnent toutes en fin de compte de joie ou de tristesse. Cela se remarque dans pratiquement toutes espèces d’animaux, aussi bien chez les supérieurs que chez les plus frustes. Ces derniers ont seulement le sens du toucher ; ils possèdent aussi imagination, désir, plaisir et tristesse, mais d’une manière peu élaborée et se meuvent de façon incohérente. Colère et mémoire ne se rencontrent que chez les animaux supérieurs.

 

Les espèces inférieures ne jouissent pas de toutes les facultés, mais les plus évoluées en eux les font rejoindre les genres supérieurs. Le sens diffère de l’intellect et de la raison, car ces derniers portent sur l’universel permanent tandis que le sens porte sur le singulier délimité dans l’espace et le temps. Aussi ne peut-il connaître par nature que des réalités présentes. Mais qu’une faculté sensitive puisse s’étendre à des réalités absentes marque sa ressemblance avec l’intelligence et la raison. Ainsi la mémoire, qui connaît le passé, ne se rencontre que chez les animaux supérieurs. Elle est le stade supérieur de la connaissance sensible. De même l’appétit sensible porte sur l’attirant et relève du concupiscible commun à tous les animaux. Mais qu’un animal désire un objet ardu pour lequel il doit affronter l’adversité et combattre, révèle une certaine similitude avec la volonté rationnelle dont le propre est de vouloir en vue d’une fin quelque chose qui en lui-même n’offre aucun attrait. C’est pourquoi la colère, qui est un désir de justice, ne se constate que chez les animaux supérieurs du fait de leur ressemblance avec l’être rationnel.

 

Puis Aristote aborde tout ce qui appartient de près ou de loin à la notion de vie. Il y a chez les animaux d’autres propriétés que celles que nous avons vu plus haut, dont certaines sont communes à tous les vivants, plantes comme animaux, alors que d’autres ne se remarquent que dans certains genres d’animaux. Il faut donc les classer selon quatre critères. D’abord la veille et le sommeil que tous les animaux connaissent, mais pas les végétaux. Deuxièmement la jeunesse et la vieillesse que l’on trouve chez les deux. En effet l’âge rythme la vie de la génération à la mort. Troisièmement, la respiration et l’expiration, uniquement chez les animaux dotés de poumons. Quatrièmement, la vie et la mort, présente chez tous vivants en ce bas monde. Pour chacune de ces caractéristiques, il faut analyser son essence et ses causes.

Il ajoute d’autres propriétés moins importantes, comme la santé ou la maladie, qui concernent aussi bien les animaux que les végétaux, car trouver leurs principes premiers et universels incombe au philosophe de la nature, alors que le médecin, auteur de la santé, en étudie les principes propres, comme chaque art règle à partir des données qui lui sont spécifiques, l’ordre de réalisation concret pour tous les cas singuliers.

 

Santé et maladie ne se rencontrent que chez le vivant. C’est donc le corps vivant qui en est le sujet propre. Or les principes d’un sujet sont ceux de ses propriétés. Aussi, comme il revient à la philosophie de la nature d’étudier le corps vivant et ses principes, il lui revient également d’étudier les principes de la santé et de la maladie. En outre, la plupart des philosophes de la nature achèvent leur œuvre sur des thèmes abordés par les médecins, lesquels s’élèvent à la philosophie de leur discipline en cherchant à remonter de l’expérience aux causes chez les êtres naturels. Cette étude est donc commune aux deux, car la santé est tantôt œuvre naturelle et relève alors de la philosophie de la nature, et tantôt résultat de l’intervention médicale et devient objet de considération du médecin. La médecine cependant, n’est pas cause première de la santé, mais seulement un adjuvant. Il est donc nécessaire que le médecin prenne en compte les principes de la science de la nature comme d’une science supérieure, de même que le pilote de navire tire son savoir de l’astronomie. Voilà pourquoi les médecins soucieux de la qualité de leur art s’initient d’abord à la physique. Des productions purement artificielles, comme la maison ou le navire, ne sont aucunement objets de la philosophie de la nature, tout comme ce qui ne se produit que par voie naturelle n’intéresse l’art que dans la mesure où celui-ci voudrait l’utiliser.

 

Aristote conclut enfin sur son propos principal : tout ce qui précède est commun au corps et à l’âme. En effet, tout cela relève de la sensibilité, qui appartient aux deux puisque c’est par le corps que l’âme ressent. En effet, parmi les phénomènes dont on a parlé, certains comme la sensation, l’image, la mémoire, sont le fait de la connaissance sensible. D’autres, comme l’ébranlement de l’appétit, reçoivent la médiation des sens. D’autres encore plus nettement liés au corps, sont des états de la sensibilité, comme le sommeil qui est sa mise hors tension ou la veille qui est au contraire sa sollicitation, comme aussi la jeunesse et la vieillesse qui sont des états d’acuité des sens, ou la respiration, la santé et la vigueur qui influent sur l’entretien de la sensibilité, comme enfin, l’invalidité et la mort qui corrompent le système sensoriel. Que par ailleurs la sensibilité soit commune à l’âme et au corps, c’est évident avec ou sans démonstration. La raison est aisée à comprendre : le sens est une réaction au sensible qui est matériel et corporel, il doit donc être lui aussi matériel. Mais on le voit aussi bien par notre seule expérience : dès que l’organe corporel est atteint, la sensation est perturbée, et si cet organe est supprimé, elle devient impossible.

 

PARTIES DES ANIMAUX – CHAPITRE 1

 

1° – En toute spéculation comme en toute recherche, de la plus humble à la plus noble, deux attitudes sont possibles vis-à-vis d’un même sujet : on nommera l’une science et l’autre culture. Pouvoir juger de la bonne ou de la mauvaise qualité de contenu d’un discours est en effet le propre d’un esprit éduqué. Car c’est à ce signe que nous reconnaissons l’homme de culture et nous pensons que montrer une telle aptitude est la marque d’une parfaite érudition. Réservons toutefois la capacité de juger pour ainsi dire de tout à ce genre d’éducation parfaite, tandis qu’une autre ne permet de le faire que dans un domaine déterminé, car elle aura les mêmes caractéristiques que la première, mais sur un sujet circonscrit.

 

Dans les sciences naturelles comme ailleurs il doit donc exister certaines notions servant de règles pour apprécier la forme des démonstrations, sans se demander quelle est la vérité sur le fond. Faut-il, par exemple, s’occuper de chaque être et le définir séparément – étudier la nature de l’homme, celle du lion, celle du bœuf ou de tout autre animal indépendamment – ou bien faut-il d’abord étudier en général les traits communs à tous ces animaux ? Nombre de choses, en effet, comme le sommeil, la respiration, la croissance, la décroissance, la mort, etc., sont de genre différents, mais offrent de multiples similitudes. En parler maintenant manquerait de clarté et de précision. Si nous traitons l’une après l’autre, les différentes espèces, nous serons évidemment amené à nous répéter, car nous retrouverons chez le cheval, le chien ou l’homme, chacune des fonctions étudiées. En traitant à part, pour chaque animal, de ses caractéristiques essentielles, on sera inévitablement conduit à de fréquentes redites, chaque fois qu’elles se retrouvent chez des espèces distinctes, mais n’opposent entre elles aucune différence spécifique.

 

Par ailleurs, d’autres fonctions, désignées d’un même nom, peuvent cependant différer selon les espèces, comme la locomotion des animaux qui ne se présente pas sous une forme unique. Le vol, la nage, la marche, la reptation diffèrent entre eux. Aussi ne faut-il pas laisser dans l’incertitude la façon dont l’examen doit être conduit. Il faut choisir : soit étudier les fonctions communes par genre et finir avec celles propres à chaque espèce, soit examiner d’abord chaque espèce en particulier. C’est un point à fixer, ainsi que celui-ci : le naturaliste doit-il, à l’instar des mathématiciens dans leurs démonstrations sur l’astronomie, commencer par constater les faits relatifs aux animaux et étudier les parties propres à chacun d’eux, pour pouvoir ensuite expliquer le pourquoi et les causes, ou bien doit-il procéder autrement ?

 

 

De plus, nous constatons plusieurs causes en tout devenir naturel. Par exemple celle qui explique en vue de quoi et celle qui explique à partir de quoi se produit le mouvement. il faut donc déterminer, là encore, laquelle est par nature, première et laquelle seconde. La première serait celle dénommée « en vue de quoi ». Car elle est raison et la raison est principe, aussi bien dans les artefacts que dans la nature. Après que le médecin a déterminé par le raisonnement ou par l’observation, ce qu’est la santé, et l’architecte ce qu’est la maison, l’un et l’autre peuvent expliquer les raisons et les causes de chacune de leurs actions et pourquoi agir ainsi. Mais il y a beaucoup plus de finalité et de beauté dans les œuvres de la nature que dans celles de l’art. La nécessité, quant à elle, ne s’applique pas également à toutes les œuvres de la nature, bien qu’on essaie le plus souvent d’y ramener l’explication, faute de distinguer les diverses acceptions du mot nécessaire. La nécessité absolue ne s’applique qu’aux êtres éternels et la nécessité conditionnelle s’exerce dans tous les êtres soumis au devenir, ainsi que dans les artefacts, comme une maison ou tout autre objet de cet ordre. Il est nécessaire de disposer de tels et tels matériaux si l’on veut une maison et de même pour toute autre fin. Il faut en outre que telle chose soit d’abord produite et mise en mouvement, puis telle autre et ainsi de suite jusqu’à la fin en vue de quoi chaque chose est réalisée et existe. Il en va de même dans les phénomènes naturels, mais la façon de démontrer et le type de nécessité ne sont pas les mêmes dans la science de la nature et dans les sciences spéculatives. Cette question est traitée ailleurs. Ce qui est constitue dans un cas, le principe et dans l’autre c’est ce que doit être. En effet, c’est parce que la santé ou l’homme sont tels, qu’il est nécessaire que telle chose existe ou se produise, mais ce n’est pas parce que telle chose existe ou s’est produite que nécessairement la santé ou l’homme existent ou existeront. Il n’est pas possible non plus de développer à l’infini la nécessité d’une démonstration de ce genre, comme en disant : puisque telle chose est, telle autre chose est aussi. Là encore, ces questions ont été précisées ailleurs : nous avons dit à quels êtres s’applique la nécessité, lesquels ont une nécessité réciproque et pour quelle raison.

 

 

Mais on ne doit pas non plus négliger la question de savoir s’il convient d’exposer, comme le firent nos prédécesseurs, la genèse des êtres plutôt que leur organisation. Car il y a une différence notable entre les deux méthodes. Sans doute faut-il commencer, comme nous l’avons dit précédemment, par recueillir les faits relatifs à chaque genre, pour ensuite en exposer les causes et parler de leur genèse. Ce processus, en effet, se remarque plus spécialement dans l’art de bâtir : du fait que la maison et sa structure sont telles, sa construction s’effectue de telle façon. Car la genèse est en vue de l’existence et non l’inverse. Empédocle eut tort de dire que nombre des caractéristiques rencontrées chez les animaux se sont produites du fait de leur genèse. Que si, par exemple, leur colonne vertébrale est constituée ainsi, c’est qu’elle s’est brisée à la suite d’une torsion. Il méconnaît deux faits : d’abord que le gamète constituant doit posséder une puissance appropriée à son action, ensuite que l’agent producteur précède son rejeton non seulement d’une antériorité logique, mais encore dans le temps. En effet l’homme engendre un homme et si l’engendré possède tels caractères déterminés c’est que l’homme est lui-même constitué de telle manière.

 

Ce qui semble apparaître spontanément procède exactement comme l’artificiel. Certains événements tels que la santé, surgissent, en effet subitement et ressemblent aux mêmes produits par l’art. A tout artefact préexiste une conception qui lui est identique. Ainsi l’inspiration du sculpteur préexiste à la statue puisqu’il n’y a pas là de génération spontanée. L’art est règle de l’œuvre, règle non matérialisée. Et il en est des faits du hasard comme des productions de l’art. Leur genèse se fait de façon identique. Aussi insisterons nous sur ce principe que l’essence de l’homme est la règle de son organisation. Celui-ci ne peut exister sans les parties qui le composent ou à défaut, de celles qui s’en rapprochent le plus, et de toutes (car autrement, il ne saurait exister) ou du moins d’un nombre suffisant pour une existence normale. Tout se tient. C’est parce que l’homme a cette nature que sa génération se produit ainsi et qu’il est nécessaire qu’il en aille de la sorte. C’est pourquoi telle partie se forme la première, suivie de telle autre Il en va uniformément ainsi pour tous les êtres réglés par la nature.

 

Les anciens qui les premiers philosophèrent sur la nature, s’attachèrent au principe et à la cause matériels. Ils en cherchaient la nature et les caractéristiques. Ils se demandaient comment l’univers put en surgir, et sous quelle instigation, par exemple la haine, l’amitié, l’intelligence ou le hasard. Ils admettaient cependant que le substrat matériel a nécessairement une nature déterminée, par exemple chaud et léger pour le feu, froid et lourd pour la terre. Voilà, en effet, comment ils expliquent la genèse du monde, et pareillement celle des animaux et des plantes. Selon eux, par exemple, la circulation de l’eau dans le corps explique la formation de l’estomac et des cavités destinées à recevoir la nourriture et les excréments, et de même, la respiration rend compte du percement des narines. Ces philosophes expliquent la nature à l’aide de corps matériellement composés d’air et d’eau. Or, si l’homme et les animaux sont des êtres naturels, leurs parties le sont aussi, il faudra donc parler de la chair, de l’os, du sang et de tous ces composants homogènes. Il faudrait également parler des parties distinctes comme le visage, la main, le pied, montrer la nature propre de chacune et en préciser la fonction. Il ne suffit pas, en effet, de dire de quels éléments, comme le feu ou la terre, elles sont formées. A propos d’un lit ou d’autre chose de ce genre, nous en déterminerions la forme plutôt que la matière, que ce soit du bronze ou du bois. Nous nous contenterions d’en donner globalement la matière. Car un lit, c’est telle réalité en telle matière ou avec tel caractère. Il faudra bien parler de son agencement et en donner la forme. En effet, la nature selon la forme a plus d’importance que selon la matière.

 

Cependant, si les animaux et leurs parties n’étaient que leur configuration extérieure et leur couleur, Démocrite aurait raison. Selon son opinion, tout le monde voit clairement quelle est la forme de l’homme, puisque son aspect et sa couleur permettent de le reconnaître. Pourtant un cadavre a la même apparence, sans pour autant être homme. De plus, il est impossible qu’existe une main faite de n’importe quoi, de bronze ou de bois, sinon par homonymie, comme l’image d’un médecin. Car cette main ne pourra pas remplir sa fonction, pas plus que des flûtes de pierre ou le médecin dessiné ne rempliraient la leur. De même, il n’est pas une partie du cadavre qui conserve encore le caractère d’une partie véritable du corps, comme l’œil ou la main. Soutenir le contraire est donc trop simpliste et vaut propos du menuisier parlant d’une main de bois. Les physiologues expliquent pourtant bien la genèse et les causes de la configuration par l’entrée en jeu de certaines forces. Mais ils parlent d’air et de terre exactement de la même façon que l’artisan parle d’une hache ou d’une tarière. Encore ce dernier s’explique-t-il mieux car il ne se contente pas de dire qu’au contact de son outil s’est produit tantôt un trou, tantôt une surface plane, mais il explique pourquoi il a donné tel ou tel coup et dans quel but. Il indique pourquoi son travail prend telle ou telle forme.

 

 

Ces physiologues sont dans l’erreur, c’est évident. Il faut définir la caractéristique du vivant, décrire ce qu’il est, dire sa nature, ses propriétés, et examiner chacune de ses parties prises à part, comme on procède pour expliquer la forme du lit. Si cette caractéristique est l’âme, ou une partie de l’âme, ou quelque chose ne pouvant exister sans l’âme – car l’âme disparue, l’être vivant n’existe plus et aucune de ses parties ne demeure la même, sauf extérieurement, comme, dans la légende, les êtres pétrifiés – il appartiendra au naturaliste de traiter de l’âme, et de la connaître, sinon de l’âme tout entière du moins de cette partie qui fait que l’être vivant est ce qu’il est ; il devra savoir ce qu’est l’âme ou cette partie de l’âme, et connaître les accidents qui modifient sa substance particulière, d’autant plus que le mot nature peut avoir deux sens, celui de matière et celui de substance. Et la nature peut aussi s’entendre comme cause motrice et comme fin.

 

Voilà donc l’âme du vivant, entière ou partie. Dans l’étude de la nature on devrait donc parler plutôt de l’âme que de la matière, d’autant que la matière est nature grâce à l’âme et non l’inverse. En effet le bois n’est qu’en puissance lit ou trépied. En y réfléchissant, on pourrait cependant se demander s’il appartient à la science de la nature de traiter de toutes les espèces d’âmes ou seulement d’une seule. Si c’est de toute âme, il ne restera place, à côté de la science naturelle, pour aucun autre genre de philosophie. En effet l’intelligence porte sur l’intelligible et la science naturelle serait la connaissance de toutes choses. Une même science en effet étudierait l’intelligence et l’intelligible qui sont corrélatifs car tous les corrélatifs relèvent d’une science unique, comme la sensation et le sensible. Peut-être n’est-ce pas l’âme tout entière qui est principe du mouvement, ni non plus l’ensemble de ses parties. Peut-être existe-t-il une partie, précisément la végétative, au principe de la croissance, une autre, la partie sensitive, au principe de l’altérations ; une autre encore au principe de la locomotion, qui ne soit pas la partie noétique : en effet la locomotion existe chez d’autres êtres vivants, alors que le raisonnement n’appartient à aucun autre. On ne doit donc pas traiter de toutes les espèces d’âmes, car toute âme n’appartient pas entièrement à la nature, mais seulement certaines âmes en une ou plusieurs de leurs parties.

 

 

En outre, la science naturelle ne peut porter sur des abstractions, puisque la nature agit toujours en vue d’une fin. De même que dans les artefacts, il y a toujours l’art, de même dans les objets réels, il existe un principe, une cause du même genre, abstraite du tout, comme nous tirons le chaud et le froid. Il est donc plus vraisemblable d’expliquer par une telle cause la genèse du ciel, s’il en a une, et de dire qu’il existe en vertu d’une telle cause, que d’expliquer par elle la genèse et l’existence des êtres mortels. Ce qui est sûr c’est que l’ordre et la détermination se manifestent beaucoup plus clairement dans les choses célestes qu’autour de nous, et que le changement et le hasard règnent davantage parmi les choses mortelles. Or les physiologues affirment que chaque être vivant existe et naît par nature, et que le ciel doit son organisation à la fortune et au hasard alors qu’on n’y voit pas la moindre trace de hasard ni de désordre. Quant à nous, nous disons qu’une chose à lieu en vue d’une autre partout où peut apparaître un terme auquel aboutit le mouvement si rien ne l’arrête. il est donc de toute évidence qu’il existe bien quelque chose de ce genre et que nous appelons précisément nature. Car ce n’est pas n’importe quel être qui naît de chaque semence, mais tel être vient de telle semence et n’importe quelle semence ne provient pas non plus de n’importe quel corps. La semence est donc le principe et l’agent de ce qui vient d’elle. Ce processus est naturel : l’engendré provient toujours naturellement de la semence.

 

Mais, de plus, l’être d’où vient le gamète est encore antérieur à ce gamète lui-même. En effet, le gamète est un être en puissance tandis que le terme final est une substance. Mais l‘origine de la semence préexiste encore à l’un comme à l’autre. Car le gamète peut être regardé selon deux points de vue, comme terme et comme origine. En effet, le gamète qui provient d’un être est le gamète de cet être, par exemple le gamète de cheval ; mais c’est aussi le gamète de l’être qui en sortira, par exemple le gamète d’un mulet ; le point de vue n’est pas le même, mais le même mot s’emploie dans les deux cas. De plus le gamète est en puissance : or, nous savons quel est le rapport de la puissance à l’entéléchie.

 

 

Il y a donc deux ordres de causes, la finalité et la nécessité. Bien des phénomènes, en effet, se produisent parce qu’ils sont nécessaires. Mais on pourrait sans doute se demander de quelle nécessité parlent ceux qui l’invoquent. En effet aucune des deux espèces de nécessité définies en philosophie ne peut convenir ici. Mais c’est une troisième qui s’applique proprement aux êtres soumis au devenir. Nous disons, en effet, que la nourriture est nécessaire, non pas par rapport aux deux premières espèces de nécessité, mais dans ce sens qu’il n’y a pas d’existence sans nourriture. C’est une nécessité d’ordre conditionnel. Car, de même que la hache, pour pouvoir fendre, doit être nécessairement dure, et à cet effet, nécessairement de bronze ou de fer, de même, le corps est un instrument (car chacun de ses organes, aussi bien que l’ensemble, correspond à une fin), et il est nécessaire pour cela, qu’il soit conçu de telle façon et composé de tels éléments.

 

 

On voit donc qu’il existe deux sortes de causes et qu’il faut, quand on parle de causalité, définir parfaitement les deux ou tout au moins s’efforcer de les repérer. On voit aussi qu’omettre ce point ne nous apprend pour ainsi dire rien sur la nature. Car c’est la nature qui est principe et non la matière. Il arrive parfois qu’Empédocle lui-même, entraîné par la force de la vérité, rencontre cette idée et soit contraint de dire que la substance et la nature sont motifs, par exemple quand il expose ce qu’est l’os : il ne dit pas que l’os soit l’un des éléments, ni deux, ni trois, ni tous, mais il explique que c’est le motif de leur mélange. Il est donc évident qu’il en est de même pour la chair, ainsi que pour chacune des autres parties du même genre. Mais la raison pour laquelle nos prédécesseurs n’en sont pas venus à cette méthode d’explication c’est qu’ils n’étaient pas capables de définir l’essence et la substance ; Démocrite, cependant, s’y est essayé le premier, non pas qu’il considérât cette définition comme nécessaire à la science naturelle, mais parce qu’il était entraîné par la réalité elle-même ; du temps de Socrate, des progrès furent faits dans cette direction, mais les recherches sur la nature périclitèrent, et les philosophes se détournèrent vers les vertus utiles et la politique. Le mode de démonstration à adopter est celui-ci : il faut montrer, par exemple, que d’une part la respiration se produit en vue de telle fin, et que d’autre part cette fin s’atteint par tels moyens qui sont nécessaires. La nécessité signifie tantôt que la fin étant telle, il est nécessaire que telles conditions soient remplies, tantôt que les choses sont telles et qu’elles le sont par nature. Car il est nécessaire que la chaleur sorte puis rentre, par suite de la résistance qu’elle rencontre, et que l’air à son tour s’introduise. Voilà déjà une nécessité. D’autre part, comme la chaleur intérieure fait obstacle à l’entrée de l’air extérieur, cette entrée se produit quand il y a refroidissement a. Tel est le genre de recherche, tels sont les faits dont il faut établir les causes.

 

 

2° – Quelques-uns cherchent à saisir le particulier en divisant le genre en deux différences spécifiques. Or, ce procédé est tantôt difficile à utiliser, tantôt impraticable. En effet, certains cas ne mettent en jeu qu’une seule différence spécifique et le reste est superflu ; ainsi quand on définit un être comme pourvu de pieds, de deux pieds, de pieds fendus, seule la dernière différence spécifique importe. Si l’on ne s’y tient pas, il est nécessaire de répéter plusieurs fois la même chose. De plus, il convient de ne pas dissocier chaque genre, de ne pas placer les oiseaux, par exemple, tantôt dans une division, tantôt dans une autre, comme le font les tableaux de division. Il arrive, en effet, qu’on y trouve des oiseaux rangés parmi les animaux aquatiques, et d’autres dans un genre différent. On se fonde sur telle ressemblance pour appliquer à l’animal le nom d’oiseau, sur une autre pour lui donner celui de poisson.

 

D’autres divisions n’ont pas de nom, comme celle des animaux qui ont du sang et des animaux qui n’en ont pas s il n’existe pas, en effet, de terme commun applicable à chacun’ d’eux. Si donc on prend comme principe de ne pas séparer les êtres de même genre, la division binaire ne peut être que vaine. Car à diviser ainsi, on en arrive fatalement à séparer et à disloquer : en effet, parmi les poulpes, les uns sont classés avec les animaux terrestres, les autres avec les animaux aquatiques.

 

 

3° – De plus, il faudra nécessairement diviser en procédant par privation, et c’est ainsi que divisent ceux qui pratiquent la dichotomie. Or, la privation, en tant qu’elle est privation, ne présente pas de différence spécifique car il est impossible que le non-être ait des espèces, par exemple que l’absence de pieds ou d’ailes en ait comme en a la présence des pieds ou des ailes. Il faut, au contraire, qu’existent des espèces de la différence spécifique générale : sinon en quoi serait-ce une différence générale et non une différence particulière ? Or, il y a des différences spécifiques qui sont générales et qui comportent des espèces, par exemple le fait d’être ailé en effet l’aile est tantôt non fendue et tantôt fendue. Il en est de même pour le fait d’avoir des pieds : ceux-ci sont tantôt à fentes multiples, tantôt à fente unique (comme chez les animaux à pieds fourchus), tantôt sans fente ni division (comme chez les solipèdes). Il est d’ailleurs déjà difficile, même dans le cas de ces différences spécifiques qui comportent des espèces, de faire des divisions telles que n’importe quel animal y ait sa place, et que le même animal ne soit pas classé dans plusieurs, ne soit pas, par exemple, ailé et non ailé (en effet le même animal peut être les deux à la fois, comme la fourmi, le ver luisant et quelques autres). Mais la division est particulièrement difficile ou même impossible, si l’on utilise les différences opposées. Car, s’il est nécessaire que chaque différence caractérise une espèce particulière, cette nécessité s’applique aussi, par conséquent, à la différence opposée. Or, s’il n’est pas possible qu’une seule forme dé substance une et indivisible appartienne à des êtres d’espèce différente, si au contraire il doit toujours exister une différence entre eux (par exemple entre l’oiseau et l’homme : en effet la qualité de bipède est toute différente chez l’un et chez l’autre ; et si on les classe parmi les animaux qui ont du sang, ce sang fera la différence, ou alors il ne faut pas considérer le sang comme une caractéristique essentielle : si on le considère ainsi, une seule différence spécifique distinguera deux êtres à la fois) - s’il en est ainsi, il est évidemment impossible qu’une privation constitue une différence spécifique. D’ailleurs les différences seront égales en nombre aux catégories d’individus, si du moins ces catégories sont indivisibles et si les différences le sont aussi, sans qu’aucune ne soit commune. Mais s’il est possible qu’une différence ne soit pas commune, mais soit indivisible, il est évident que, dans le cas du moins où la différence est commune, certains animaux se trouvent placés dans le même groupe tout en étant d’espèce différente. Il s’ensuit nécessairement que si les différences sous lesquelles se rangent toutes les catégories d’individus sans exception sont spéciales à chacune d’elles, aucune de ces différences n’est commune. Sinon, des animaux différents viendraient se ranger sous la même différence spécifique. Or, il ne faut pas que ce qui est identique et indivisible passe d’une différence à une autre au cours des divisions, ni que des animaux différents soient classés ensemble, et il faut que tous les animaux se rangent dans ces divisions.

 

 

Il est donc clair qu’il n’est pas possible d’atteindre les espèces indivisibles avec la méthode de ceux qui pratiquent les classifications dichotomiques des animaux ou de tout autre genre d’objets. Et, en effet, à leur avis même, il est nécessaire que les différences dernières soient en nombre égal à celui de tous les animaux qui constituent un groupe spécifiquement indivisible. Soit, par exemple, un certain genre dont les différences premières sont relatives à la blancheur ; chaque membre de la dichotomie se distingue par d’autres caractères et cette division est poussée jusqu’aux individus les différences dernières seront au nombre de quatre ou ce sera quelque autre nombre parmi les binaires successifs ; et les espèces leur seront égales en nombre.

 

Mais la différence spécifique est la forme dans la matière. Car aucune partie d’animal ne peut exister sans matière, pas plus que la matière ne peut exister toute seule. En effet, ce qui n’a pas du tout de corps, ne sera pas un animal, ni aucune partie d’animal, comme on l’a dit souvent.

 

D’autre part, il faut diviser au moyen des différences essentielles et non des différences nécessaires mais accidentelles, comme si l’on divisait les figures géométriques en disant que les unes ont leurs angles égaux à deux droits et que les autres les ont égaux à plus de deux droits : en effet, c’est un accident du triangle que d’avoir ses angles égaux à deux droits.

 

Il faut aussi diviser au moyen des différences opposées. Car les opposés sont différents les uns des autres, comme le blanc et le noir, le droit et le courbe. Donc s’ils sont différents l’un de l’autre, il faut, pour diviser, se servir de l’opposé et non faire intervenir d’un côté la natation et de l’autre la couleur, ni, d’autre part, pour les êtres animés, les classer d’après les fonctions communes au corps et à l’âme, distinguer, par exemple, comme le font encore les tableaux de divisions dont nous venons de parler, ceux qui marchent et ceux qui volent. Il existe, en effet, des genres qui font l’un et l’autre, qui comprennent des animaux ailés et d’autres sans ailes, par exemple le genre des fourmis.

 

On divise aussi en animaux sauvages et domestiques cette méthode est à proscrire, car autrement on semblerait ici encore diviser des espèces homogènes. En effet, à peu près tous les animaux domestiques se rencontrent aussi à l’état sauvage, l’homme, le cheval, le bœuf, le chien de l’Inde, le cochon, la chèvre, le mouton. Si les animaux de chacun de ces groupes portent le même nom, c’est qu’aucun n’a été classé à part, et si chacun de ces groupes forme une unité spécifique, il n’est pas possible que l’état sauvage et l’état domestique constituent des différences.

 

 

Voilà, en gros, les conséquences auxquelles on aboutit nécessairement quand on divise n’importe quoi d’après une différence unique. Il faut essayer, au contraire, de prendre les animaux genre par genre, en suivant l’exemple du vulgaire qui distingue le genre oiseau et le genre poisson. Mais chaque genre est défini par plusieurs différences spécifiques, sans recours à la dichotomie. Avec cette méthode, en effet, ou bien il est absolument impossible d’établir un classement (car le même être se trouve rangé dans plusieurs divisions, tandis que des êtres opposés se rencontrent dans la même classe) ou bien il n’y aura qu’une seule différence et celle-ci, qu’elle soit simple ou complexe, constituera l’espèce dernière. Mais si l’on n’obtient pas la différence d’une différence, il est nécessaire d’assurer l’enchaînement des séries de la division en procédant comme dans le discours dont l’unité est faite au moyen de conjonctions. Je fais allusion à ce qui arrive à ceux qui divisent les animaux en non-ailés et en ailés, et les ailés en domestiques et en sauvages, ou en blancs et en noirs en effet, la qualité de domestique, pas plus que la blancheur, ne sont des différences spécifiques de l’être ailé, mais elles sont à l’origine d’une autre différence et ne se trouvent là que par accident. Voilà pourquoi il faut, comme nous le disons, diviser l’unité tout de suite selon plusieurs différences. Et en effet, si l’on procède ainsi, les privations fourniront une différence, alors que dans la dichotomie elles ne le font pas.

 

Qu’il est impossible d’atteindre aucune des espèces particulières en divisant le genre en deux, comme certains l’imaginent, c’est ce que prouvent encore les arguments suivants. Il est impossible, en effet, qu’il n’y ait qu’une seule différence entre les catégories distinctes d’individus, que l’on prenne des catégories simples ou des catégories complexes. (Par simples, j’entends celles qui ne comportent pas de différence spécifique, comme celles que caractérise le pied fendu, et par complexes celles qui en comportent, par exemple le pied à fentes multiples par rapport au pied fendu. Voilà, en effet, ce qu’exige l’enchaînement continu des différences obtenues par division à partir du genre, car le tout constitue une unité, mais en dépit de ce qu’on prétend, il arrive que la dernière différence semble être seule, par exemple celle d’animal à pied à fentes multiples ou de bipède ; et les distinctions d’animal pourvu de pieds et d’animal à plusieurs pieds sont superflues).

 

Il est impossible, d’autre part, qu’il existe plusieurs différences de ce genre, cela est évident. En effet, en progressant toujours, on arrive à la différence spécifique extrême, mais ce n’est pas vraiment la dernière, ni l’espèce. Cette différence est, pour la définition de l’homme, ou bien le pied fendu seulement, ou bien l’ensemble complexe qui réunirait, par exemple, les qualificatifs de pourvu de pieds, de bipède, d’animal à pied fendu. Or, si l’homme était seulement un animal à pied fendu, on aurait bien là une différence unique. Mais puisque la réalité est tout autre, il est nécessaire qu’existent plusieurs différences qui ne procèdent pas d’une division unique. D’autre part, il n’est pas possible qu’il y ait sous une seule dichotomie plusieurs différences spécifiques d’un même être, mais les distinctions se suivent une par une jusqu’à la fin.

 

En sorte qu’il est impossible d’atteindre n’importe quelle catégorie d’individus par la méthode de division binaire.

 

 

4° – On pourrait se demander pourquoi les hommes n’ont pas dès le début désigné par un même nom et réuni dans un seul genre à la fois les animaux aquatiques et ceux qui volent. Car ils ont un certain nombre de caractères qui leur sont communs, comme d’ailleurs à tout le reste des animaux. Néanmoins la classification ordinaire convient telle qu’elle est. En effet, tous les genres qui diffèrent entre eux par un excédent, c’est à dire par le plus ou le moins, sont réunis dans un même genre ; au contraire ceux qui présentent des rapports d’analogies sont classés à part. Je veux dire, par exemple, qu’un oiseau diffère d’un autre oiseau par le glus, autrement dit par un excédent (l’un a de grandes ailes, l’autre de petites), tandis que les poissons diffèrent d’un oiseau suivant le rapport d’analogie (ce qui est plume chez l’un est écaille chez l’autre).Mais il n’est pas facile d’appliquer cette méthode à tous les animaux car la plupart ont entre eux de tels rapports d’analogie. Comme les espèces dernières sont des êtres et ne sont pas divisibles en d’autres espèces, par exemple l’espèce Socrate ou Coriscos, il est nécessaire ou bien de commencer par énoncer leurs caractères généraux, ou bien de répéter plusieurs fois la même chose, comme nous l’avons déjà dit.

 

Les caractères généraux signifient les caractères communs en effet, nous appelons généraux les caractères qui se rencontrent en plusieurs individus. Mais la difficulté est de savoir quels caractères choisir comme objets de notre étude. En effet, du moment que l’être est ce qui ne peut plus se diviser en espèces, le mieux, si on le pouvait, serait d’examiner à part les êtres particuliers et spécifiquement indivisibles, comme on le fait pour l’homme ; on étudierait, de même, non pas l’oiseau (car ce genre se subdivise en espèces), mais n’importe quelle catégorie particulière d’oiseaux, comme le moineau, la grue ou tel autre. Mais comme, dans ce cas, il se produira de nombreuses redites à propos du même caractère, parce qu’il se retrouve chez plusieurs, il est quelque peu déraisonnable et bien long de traiter à part de chaque catégorie particulière.

 

Ainsi, donc, la bonne méthode consiste sans doute à énoncer les caractères communs à chaque genre, en reprenant tout ce qu’il y a d’exact dans les classifications traditionnelles, et à étudier tout ce qui possède une seule et même nature et dont les espèces ne sont pas trop éloignées, comme les espèces d’oiseaux et de poissons, ainsi que tout autre groupe qui n’a pas reçu de nom spécial, mais qui englobe en un véritable genre les espèces qui le constituent. Au contraire tout ce qui n’a pas ces caractères sera étudié individuellement par exemple l’homme et tout autre animal dans le même cas.

 

D’autre part, c’est presque uniquement d’après la configuration des organes et du corps tout entier, au cas où elle comporte des ressemblances, que l’on déterminera les genres c’est ce qui caractérise, par exemple, le genre des oiseaux, celui des poissons, les céphalopodes, les coquillages. Dans chacun de ces genres les parties diffèrent non pas suivant l’analogie (comme c’est par exemple le cas chez l’homme et le poisson pour l’os et l’arête), mais plutôt par des caractères physiques, tels que la grandeur ou la petitesse, le mou ou le dur, le lisse ou le rugueux et ainsi de suite : en un mot la différence repose sur le plus et le moins.

 

Voilà donc comment il’ faut procéder pour étudier la nature et de quelle façon l’examen des problèmes qu’elle pose pourrait être conduit méthodiquement et sans difficulté ; nous avons, parlé aussi de la division, dit de quelle façon on peut la pratiquer avec profit et pourquoi la dichotomie est tantôt impossible, tantôt inefficace.

 

Ces points une fois posés, passons à la suite, en prenant pour point de départ les observations que voici.

 

 

5° – Parmi les êtres naturels, les uns, inengendrés et incorruptibles, existent pour toute l’éternité, tandis que les autres participent de la génération et de la corruption.

 

Or, sur les êtres supérieurs et divins que sont les premiers s, nos connaissances se trouvent être très réduites (en effet, l’observation nous fournit infiniment peu de données sensibles qui puissent servir de point de départ à l’étude de ces êtres et des problèmes qui nous passionnent à leur propos). Quand il s’agit, au contraire, des êtres périssables, plantes et animaux, nous nous trouvons bien mieux placés pour les connaître, puisque nous vivons au milieu d’eux. On peut ainsi recueillir beaucoup de faits sur chaque genre, pour peu qu’on veuille s’en donner la peine.

 

D’ailleurs ces deux domaines ont chacun leur attrait. La connaissance des êtres supérieurs, si imparfaitement que nous puissions l’atteindre, nous apporte pourtant, en raison de son prix, plus de satisfaction que celle de tout ce qui est à notre portée, de même que la vision fugitive et partielle des objets aimés nous donne plus de joie que l’observation précise de beaucoup d’autres choses si grandes soient-elles. Mais la connaissance des êtres périssables pénètre davantage ses objets et s’étend sur un plus grand nombre ; aussi procure-t-elle une science plus vaste. De plus le fait que ces êtres sont mieux à notre portée et plus proches de notre nature, rétablit, dans une certaine mesure, l’équilibre avec la science des êtres divins. Et puisque nous avons déjà traité de ces êtres et exposé nos vues à leur sujet, il nous reste à parler de la nature vivante, en veillant autant que possible à ne négliger aucun détail qu’il soit de médiocre ou de grande importance. Car même quand il s’agit d’êtres qui n’offrent pas un aspect agréable, la nature, qui en est l’architecte, réserve à qui les étudie de merveilleuses jouissances, pourvu qu’on soit capable de remonter aux causes et qu’on soit vraiment philosophe. Il serait d’ailleurs illogique et étrange que nous prenions plaisir à contempler les représentations de ces êtres, parce que nous sommes sensibles en même temps au talent de l’artiste, peintre ou sculpteur, et que nous n’éprouvions pas plus de joie à contempler ces êtres eux-mêmes tels que la nature les a organisés, quand du moins nous réussissons à en apercevoir les causes.

 

Aussi ne faut-il pas se laisser aller à une répugnance puérile pour l’étude des animaux moins nobles. Car dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille. Il faut retenir le propos que tint, dit-on, Héraclite à des visiteurs étrangers qui au moment d’entrer s’arrêtèrent en le voyant se chauffer devant son fourneau : il les invita, en effet, à entrer sans crainte en leur disant que là aussi il y avait des dieux. On doit, de même, aborder sans dégoût l’examen de chaque animal avec la conviction que chacun réalise sa part de nature et de beauté.

 

 

Car dans les œuvres de la nature ce n’est pas le hasard qui règne, mais c’est au plus haut degré la finalité. Or la fin en vue de laquelle un être est constitué et produit, tient la place du beau. Mais si quelqu’un considère comme méprisable l’étude des autres animaux, il lui faut étendre ce mépris à lui-même ; car ce n’est pas sans une grande répugnance que l’on peut voir de quoi est composé le genre homme, par exemple le sang, la chair, les os, les vaisseaux et autres parties semblables. D’autre part, quand on traite d’une partie ou d’un objet quelconque, il faut, dans un cas comme dans l’autre, considérer comme une obligation de ne pas faire mention de la matière et de ne pas la prendre comme but de la recherche, mais de s’attacher à la forme totale. Ainsi quand il s’agit d’une maison, c’est d’elle que l’on traite et non de briques, de mortier et de morceaux de bois. De même, quand il s’agit de la nature, il faut s’occuper de l’assemblage et de la totalité de l’être, et non des éléments qui n’apparaissent jamais séparés de l’être auquel ils appartiennent.

 

Il est nécessaire, d’abord, d’analyser pour chaque genre les caractères accidentels qui appartiennent essentiellement à tous les animaux, et ensuite essayer de discerner les causes. Or, nous avons dit déjà précédemment que beaucoup de parties sont communes à un grand nombre d’animaux, tantôt au sens strict du terme, comme les pieds, les ailes, les écailles et d’autres caractéristiques de ce genre, tantôt suivant l’analogie. J’entends par analogie le fait que certains animaux ont un poumon alors que les autres n’en ont pas, mais que ceux-ci ont un autre organe qui tient lieu du poumon que possèdent les premiers. De même, les uns ont du sang tandis que les autres ont un liquide analogue qui a la même fonction que le sang chez les animaux sanguins. Mais si l’on traite séparément de chaque cas particulier, on sera conduit, nous l’avons dit plus haut à de nombreuses redites, quand on traitera de toutes les particularités rencontrées. Car les mêmes particularités se retrouvent en beaucoup d’animaux.

 

Voilà donc un point de fixé. Mais puisque tout instrument est destiné à une fin, que chaque organe du corps existe également en vue d’une fin, et que la fin est une action, il est évident aussi que l’ensemble du corps est constitué en vue d’une action complexe. En effet, l’action de scier n’est pas faite en vue de la scie, mais c’est la scie qui est faite en vue du sciage. Car le sciage est mise en œuvre d’un outil. Par suite le corps existe en quelque sorte en vue de l’âme, et les parties du corps en vue des fonctions que la nature a assignées à chacune. Il faut donc traiter d’abord des fonctions communes à tous les êtres, ensuite de celles qui caractérisent genres et espèces.

 

 

Par fonctions communes j’entends celles qui se rencontrent chez tous les animaux ; par fonctions propres au genre, celles des animaux entre lesquels nous ne voyons que des différences de plus ou de moins (je considère, par exemple, l’oiseau comme un genre, l’homme comme une espèce), et tout ce qui, d’un point de vue général, ne présente aucune différence. En effet les animaux possèdent des caractères communs tantôt selon l’analogie, tantôt selon le genre, tantôt selon l’espèce. Ainsi donc pour toutes les fonctions qui sont subordonnées à d’autres, il est évident que les organes auxquels correspondent ces fonctions sont dans le même rapport que les fonctions elles-mêmes. De même si certaines fonctions sont antérieures à d’autres et constituent, le cas échéant, leur fin, chacun des organes dont ces fonctions-là relèvent, se trouvera dans le même rapport. Et, troisièmement, l’existence de certains organes est la conséquence nécessaire de l’existence d’autres organes.

 

D’autre part, j’appelle propriétés et fonctions, la naissance, la croissance, l’accouplement, la veille, le sommeil, la marche et tout ce qu’on rencontre du même ordre chez les animaux. Par parties, j’entends le nez, l’œil, le visage entier ; chacune d’elles s’appelle un membre. Et il en est ainsi également des autres.

 

Ainsi s’achève l’exposé de notre méthode de recherche. Essayons d’expliquer les causes, celles des propriétés communes aussi bien que celles des propriétés particulières, en commençant, selon le plan que nous nous sommes fixé, par ce qui vient en premier lieu.

 

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