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N° 85 Vacances 18.10.2023

      Aristote faisait naître la science dans les contrées assez évoluées pour entretenir une classe d’hommes libérés des soucis de la vie matérielle afin de se consacrer aux œuvres de l’esprit. Aujourd’hui, les vacances sont un temps propice à la réflexion philosophique. Délivré de l’obligation de travailler, chacun peut s’adonner à la lecture et à la méditation sans autre but que le plaisir de l’esprit, bien calé dans sa chaise longue.

 

      Je laissais, un certain mois d’août, mon imagination voler au gré de ses ailes, allongé sous une claire nuit d’été dans la tiédeur du sable méditerranéen, les yeux mi-clos noyés dans l’encre insondable du ciel. Avec lenteur, une à une, les étoiles allumaient leurs pointes de feu et se mirent à scintiller. Mon attention s’attache alors à l’une ou l’autre pour l’interpeller : « À combien de milliards de milliards de kilomètres d’ici vis-tu ? », puis après un délai, comme pour attendre une impossible réponse, « Quelle puissante main te porte à flotter ainsi dans le vide infini ? », et « D’où connais-tu ton lieu et ta route, pour t’y tenir sans faille ? », et encore « Quelle énergie foudroyante te brûle jusqu’à m’éblouir dans le noir sidéral ? ». Et quelques autres questions de ce genre…

 

      J’élargissais ma contemplation à la foule immense des astres qui brillaient au-dessus de moi. Le spectacle devient trop vaste, trop étourdissant pour ma petite humanité ! Tant de générations furent saisies des mêmes questions sans jamais être rassasiées. Tant ont scruté les cieux pour y reconnaître la course des planètes errantes, l’enchevêtrement des sphères en orbite les unes dans les autres, les traînes d’innombrables constellations aux noms mythiques, les multivers à l’infini. Tous ces esprits sont restés étonnés et inassouvis.

 

      Mais poursuivant mon voyage nocturne, mes yeux se ferment peu à peu tandis qu’un demi-sommeil vient m’envahir. Rêvais-je ou parlais-je ? « Vous, les étoiles qui me paraissez figées à votre place, êtes en vérité emportées dans une danse cosmique vertigineuse ». La Terre qui me rassure comme une mère forte, me fait tout de même tourner autour d’elle à plus de 1 600 km/h ; elle orbite avec moi plus vite encore à 100 000 km/h autour du Soleil ; et notre système solaire est lui-même aspiré à près de 850 000 km/h dans la Voie Lactée ; et cette dernière, petite localité du superamas de la Vierge, se déplace à plus de 2,3 millions de km/h. Et puis, et puis encore…

 

      Toutes ces révolutions qui gravitent autour d’autres révolutions plus vastes, gravitant elles-mêmes autour de plus vastes et de plus rapides encore… Je songe au charivari halluciné de l’Univers entier, mais toujours ajusté aux mesures intangibles de la symphonie des sphères éternelles. Aucun faux pas, elles m’entraînent dans leur sarabande sans que jamais je n’en sente rien. Bien au contraire, je continue de reposer immobile et serein sur la plage ! Vais-je me réveiller et prendre conscience de ma vitesse absolue à travers le Cosmos ?

 

      Autre chose. Tandis que je suis toujours paisiblement allongé à laisser filer les grains de sable entre mes doigts, prendrai-je la véritable mesure de ce qui se passe au-dessous de moi ? Autant de petits bouts de silex d’½ milligramme qui contiennent chacun environ 50 millions de milliards d’atomes ; chaque atome enferme plusieurs électrons, mille milliards de fois plus petits que lui, et qui tournent autour du noyau à une vitesse proche de 200 km/s. Tout cela avec une stabilité incassable ! Mais que d’aventure, il vienne à l’idée d’un de ses électrons de faire bande à part et de se cogner à son voisin, le grain de sable ne deviendrait-il pas à lui seul une redoutable bombe atomique ? Et si toute la plage, pourtant paisible dans la nuit, se mettait à réagir en chaîne, notre Terre-Mère serait-elle encore de ce monde ?

 

      Enfin, revenons à nous-même. Notre corps est composé de 100 000 milliards de cellules. Près de 20 millions de cellules se divisent en deux filles chaque seconde. Chaque cellule contient environ un mètre d’ADN constitué de 23 paires de chromosomes, et le tout est empaqueté dans le noyau des cellules dont le diamètre est d’une taille infinitésimale. Mais un chromosome de moins ou de trop et c’est le malheur dans la vie ; d’autant plus cruel qu’il est somme toute assez rare au regard de la complexité des organismes vivants.

 

      Sentez-vous le vrombissement des puissances telluriques qui vous enrobent et vous pressent dessus, dessous, en vous ? Non, vous ne ressentez rien ; et pourtant votre corps lui-même participe à cette orgie des particules et des soleils. Le sachant, continuerez-vous, néanmoins, à folâtrer ainsi sans souci dans le sable au risque de le fracturer ? La question se pose, non ?

 

      Il est bien entendu possible, après quelques minutes, de voir dans toutes ces cogitations une sorte de babillage futile et vouloir revenir à des préoccupations plus adultes comme la préparation du pique-nique du lendemain. On peut aussi se protéger du vertige des distances et des vitesses dans l’abstraction d’équations incolores et inodores. Ou objecter « …Oui, et alors ? Les choses sont ce qu’elles sont, cela n’a rien d’étonnant ».

 

      Mais un esprit décidé à sonder toute la profondeur d’une rencontre, recevra de cette méditation comme la marque indélébile d’un baptême intellectuel. Plus jamais il ne pourra penser comme si de rien n’était, comme s’il n’avait rien vu rien su, comme si tout était banal. Une inquiétude couvera en lui, lancinante pour toujours : l’envie de savoir pourquoi la vie quotidienne de nous autres, foule anonyme de fourmis humaines, a eu besoin de tant de myriades d’étoiles et de microbes, d’une telle débauche de puissance, de courses sidérales effrénées, d’infiniment grand et d’infiniment petit, où le moindre écart se traduirait par l’embrasement de tout l’Univers et où pourtant tout perdure immuable au métronome du temps cosmique. Où rien ne vient gâcher mes vacances...

 

L’étonnement de ce que les choses sont ce qu’elles sont, écrit Aristote, est le début de la philosophie.

 
 
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