“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
ΠΕΡΙ ΕΡΜΗΝΕΙΑΣ ou Peryermenias ou Traité de l’interprétation, tel est en grec, chez les latins, et en français, le titre du second livre de la logique d’Aristote.
Le mot grec “hermeneias” signifie “expression d’une pensée”, “interprétation”, et a donné le terme français “herméneutique”. Hermès, à qui le mot doit très certainement son origine, était fils de Zeus et son envoyé auprès des hommes, comme une sorte de prémonition mythologique des anges, dont le nom signifie aussi messagers de Dieu. On en retrouve des réminiscences dans la pensée d’Aristote.
Pourtant, ce titre étonne parce qu’interpréter fait plus allusion au talent personnel d’un artiste qu’à sa rigueur logique. Un grand interprète, que ce soit en musique ou au théâtre, est avant tout une personne qui a sublimé son jeu et a pris l’avantage sur l’auteur. Au point que des créateurs comme Molière ou Schumann, écrivirent spécialement pour Armande ou Clara, capables de porter leur œuvre au sommet. C’est un des sens du terme “interpréter”, où se mélangent des intentions à la fois communes et rivales dans le succès artistique.
Mais on appelle aussi interprète une personne polyglotte pouvant traduire une langue par oral, séance tenante et avec le maximum d’exactitude. C’est le second sens du terme. Ici, la responsabilité est inversée car le traducteur ne peut plus se mettre en avant. Il doit transmettre une signification unique à travers des constructions linguistiques parfois fort différentes. Tout le métier consiste à maintenir le sens inchangé en se coulant alternativement dans le génie propre de chaque langue. Les russes, dont la langue est si complexe, sont, à ce qu’on dit, particulièrement doués.
Troisième sens, plus désagréable : celui d’interpréter une pensée ou un écrit au lieu de le respecter. Il devient alors synonyme de déformer à son avantage. Faut-il, ici, un exemple ?
Lorsqu’Aristote écrit que les concepts mentaux sont les similitudes des choses extérieures, que les vocables sont les signes des concepts mentaux, et que les écrits sont les signes des vocables, il déroule la chaîne complète d’interprétation du langage philosophique. Toute la question est alors de savoir dans quelle gamme nous jouons : génie de l'artiste dont la gloire personnelle est la récompense (1er sens), objectivité stricte du savant à la recherche de la vérité (2e sens) ou partialité manipulatoire au service du pouvoir intellectuel (3e sens) ? Nous sommes devant trois attitudes philosophiques majeures, assez largement partagées, à la poursuite de buts très différents, et incompatibles entre elles.
Le Philosophe ajoute peu après, que les concepts mentaux sont les mêmes pour tous puisque les choses extérieures le sont aussi, tandis que les vocables et les écrits diffèrent selon les peuples. L’empreinte du monde extérieur dans l’âme est, en effet, une œuvre naturelle et involontaire, comme la circulation du sang ou la respiration, tandis que la formulation de cette empreinte demande à l’homme de construire de toutes pièces le vocabulaire, la grammaire, et la syntaxe dont il a besoin. Telle est la différence entre similitude et signe : la première est le reflet d’un miroir, spontanément identique pour tous, tandis que le second est un indicateur, compréhensible seulement par ceux qui ont appris à partager une même convention.
Il y a comme une alchimie dans le passage du miroir à la convention, c'est-à-dire de l’impression intellectuelle à l’expression significative, qui est aussi passage de la nature à l’art. Les trois possibilités d’interpréter sont encore fondues dans le creuset. Le signe qui en sortira sera-t-il le reflet de l’esprit, son aura ou son mensonge ?
L’œuvre d’intelligence est surhumaine et quasi-divine aux yeux d’Aristote. C’est pourquoi, la recherche de la vérité ne peut s’en remettre aux inventions langagières individuelles si brillantes soient-elles. Il préconise, au contraire, de se fonder sur le patrimoine culturel communautaire et l’usage du langage courant.
La langue d’un peuple est, en effet, la sédimentation séculaire de l’empreinte laissée par le monde sur son âme commune, dont les scories de l’apparence et du mensonge furent longuement filtrées. Le nombre et le temps sont les preuves de la vérité de son interprétation. Il y a, dans une langue, dans son génie et ses manques, dans ses révisions et ses ombres, dans ses différences irréductibles aux langues voisines, il y a, oui, comme l’interprétation d’un message personnel de Dieu adressé à chaque peuple par ses anges.