“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
Evolution. Périodiquement, comme un anniversaire, les revues scientifiques offrent un numéro spécial sur l’état de la théorie de l’Evolution (notamment : La Recherche n° 27 de mai-juin 2007). Il s’agit toujours, en gros, de proclamer l’évacuation définitive de l’idée de finalité et d’affirmer la capacité de la sélection par le hasard à répondre à toutes les incompréhensions. Avec une insistance qui pourrait faire croire que depuis deux siècles, les savants eux-mêmes redoutent encore secrètement la démonstration contraire.
Il faut reconnaître que le monde scientifique anglo-saxon est particulièrement sur la brèche (les savants latins n’ont pas les mêmes soucis ; question de culture). Ils assistent d’un côté à l’apparition et au succès envahissant de mouvements fondamentalistes, autoproclamés “créationnistes”, qui prônent la fixité immuable des espèces dès leur création, entre autres dogmes propres à rendre fou un rationaliste. Ils sont confrontés de l’autre aux thèses du “dessein intelligent” qui remet au premier plan l’origine spirituelle du monde vivant et la finalité intrinsèque de son évolution vers l’homme et l’intelligence, selon les principes de l’“anthropie”.
Pour à la fois réfuter les thèses et répondre aux objections, le courant évolutionniste en vient à se partager assez radicalement en deux. A droite, ceux qui reconnaissent un progrès évolutif dans la complexification croissante des espèces animales, au gré des modifications génétiques, et à gauche, les tenants d’un catastrophisme originel à la source de toute apparition de spécimens nouveaux. Dans les deux hypothèses évidemment, seul le hasard est au principe des changements. Mais chacune – à son corps défendant – finit par apparaître, malgré tout, comme la transposition profane d’explications aux accents étrangement religieux. La première vénère la sélection naturelle comme une sorte de Providence matérielle tandis que la seconde se voudrait un Créationnisme physique à répétition.
Si l’on devait donner un point commun à tous ces courants scientifiques, comme d’ailleurs à leurs contradicteurs, c’est le plus souvent leur indigence quasi désertique en matière de réflexion sur la réalité du hasard. Même Monod, qui reste un maître, et l’un des rares à avoir osé aborder de front la question, même lui est d’une platitude et d’une bizarrerie désarmantes sur ce sujet. Il n’y eut guère, dans toute l’histoire de la pensée humaine, d’analyse plus approfondie du hasard que celle d’Aristote dans ses Physiques.
Celle-ci demeure d’une actualité sans concurrence. Le hasard fait partie des “causes obscures”, c'est-à-dire réelles, mais non pas normales. Il se greffe sur une cause naturelle, mais pour produire un effet étranger au déterminisme de celle-ci, en fonction des circonstances qui se présentent. Autrement dit, sans nier en aucune manière l’existence et l’influence du hasard dans la nature, celui-ci n’est jamais premier, mais toujours attaché à un déterminisme qu’il incurve. Il n’y a pas de phénomène aléatoire en l’absence d’une cause préorientée vers un effet précis, dont dépend étroitement l’issue d’une intervention fortuite. Le hasard ne saurait donc en aucun cas être “principe”. Il n’a d’autre latitude que celles accordées par les potentialités de la nature qui le porte. Qui dit hasard dit nécessairement finalité (“téléonomie”, préfèreront certains).
Puis saint Thomas, commentant Aristote, ajoute : « Hasard et fortune paraissent à certains des causes impénétrables à l’intellect humain, mais comme une réalité divine surpassant les hommes. Cette opinion contient une racine de vérité, mais ses tenants ne font pas bon usage du terme “fortune” ... Le fortuit et le casuel, bien qu’étrangers à l’intention de causes inférieures, peuvent cependant se rapporter à une cause ordonnatrice supérieure. Par rapport à elle, on ne peut plus parler de fortuit ni de casuel, et cette cause ne peut donc pas se nommer fortune » (Physiques, Livre 2, leçons 7 & 10). Autrement dit, l’observation est juste, mais le mot “fortune”, inadéquat … “Sélection par le hasard” l’est-il moins ?
Le philosophe dialoguant avec les évolutionnistes, a quelque chose de saint Paul au forum d’Athènes : « Evolutionnistes, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus savants des hommes. Parcourant en effet votre science et considérant vos théories sacrées, j'ai trouvé jusqu'à un axiome avec l'inscription : “Au hasard principe” [véritable Dieu inconnu]. Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l'annoncer ... »
Tout le suspens réside dans la réponse. Sera-t-elle également comparable au récit des Actes des apôtres ? « A ces mots, les uns se moquaient, les autres disaient : “Nous t'entendrons là-dessus une autre fois” ».