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N° 36 : Avoir 23.03.2006

 

Avoir « Quant aux catégories restantes, le temps, le lieu et la possession, en raison de leur nature bien connue, nous n’avons rien de plus à en dire que ce qui a été exposé au début, savoir que possession signifie des états tels que être chaussé, être armé ... » (Aristote, Catégories, ch. 9, 11b10, trad. Tricot) … Leur nature bien connue !!! … Aristote est parfois décourageant pour qui a souffert toutes les difficultés à essayer de comprendre ce qu’est le temps ou le lieu ! Mais ici, nous allons nous intéresser à la dernière et la moins populaire des catégories : la possession ou encore l’ "avoir".


          Remarquons le tout de suite, avec les exemples d’Aristote : avoir, c’est être ! Être chaussé, être armé, etc. Il ne s’agit donc pas d’un titre de propriété pécuniaire ou patrimoniale, mais de cet état d’être qui en résulte. L’avoir n’est pas le sac d’or que l’on possède, mais l’état d’être de celui qui possède un sac d’or. Mais pourquoi lui consacrer une étude spécifique ? Saint Thomas nous dit que « l’être se divise en dix prédicaments selon les différents modes d’être » (Phys. L 3, l 5, n° 322). A quoi peut donc bien ressembler le type d’être de cet "avoir" ? Ne s’agit-il pas tout simplement d’une sorte de relation, comme la paternité ou l’égalité ? Ou d’une action comme l’exercice d’une possession ? Ne devait-on pas faire l’économie d’une distinction trop subtile, voire artificielle et inutile ? "Avoir" est-il vraiment un être propre, différent de l’être de celui qui possède comme de ce qui est possédé ?


          Dans le même passage des Physiques, saint Thomas précise que cette catégorie est spécifique à l’homme. « La nature ne pouvait pas avoir attribué à l’homme, comme aux autres animaux, des organes comme les cornes pour se défendre, un cuir épais et pileux pour se protéger, des sabots pour marcher sans se blesser, autant parce qu’ils ne correspondraient pas à la subtilité de son organisme, que du fait de la myriade d’opérations propres à l’être doué de raison, pour lesquelles la nature n’aurait pu fournir assez d’instruments adéquats. Mais au lieu de tout cela, il y a en l’homme la raison, avec laquelle il confectionne des outils en remplacement des attributs dont jouissent les autres animaux. D’où l’existence d’un prédicament spécial appelé avoir », regroupant les états d’être qui ne relèvent pas en propre de la biologie humaine, mais proviennent des artifices avec lesquels l’homme supplée aux insuffisances de sa constitution naturelle.


          Perdre un avoir engendre un déséquilibre, car la possession s’accompagne toujours d’un sentiment de dépendance psychologique. Depuis la peluche apaisante de l’enfançon endormi jusqu’au couvre-chef intemporel du vieillard, sans oublier le maquillage féminin ou la pipe du penseur, l’avoir n’est réel que s’il procure cette sensation de sécurité et de plénitude dont la privation crée au contraire la hantise du manque et de la nudité.


          Car l’avoir est propre à l’homme parce que lui seul est un "singe nu", selon le titre, un temps célèbre, du naturaliste et surréaliste anglais Desmond Morris (1967). La nudité provoque spontanément non seulement comme une certaine honte (sentiment très émoussé à notre époque), mais aussi comme une faiblesse devant les agressions de l’environnement physique et humain : peur de tomber malade ou d’être blessé, de souffrir des intempéries, d’être dangereusement exposé dans le travail ou au combat. Peur d’afficher ses disgrâces physiques. Cette honte et cette peur alimentent une sorte d’angoisse primale de la nudité, et la sophistication de l’habillement, de la parure, de la cosmétique, des cuirasses et des défenses qui revêtent l’homme, est une bonne mesure du développement d’une culture. A l’inverse, mettre de force un être humain à nu, c’est lui arracher le premier rempart de sa dignité d’homme. C’est commencer de l’asservir et de l’abêtir, car la possession donne la dernière touche à la noblesse de la nature humaine. Avoir, c’est finalement être le produit de la civilisation qui a porté votre naissance et votre éducation, c’est vouloir épanouir sa dignité d’homme.


          Mais l’avoir est aussi fils du péché. Au paradis, « tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre ». (Gn. 2 : 25), mais après la faute, « alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes ». (Gn. 3 : 7). Pour la première fois, l’homme "eut" quelque chose : un pagne. Et il dut par la suite étendre et capitaliser  cet avoir, en raison de l’étrange subversion de la Nature que Dieu opère en même temps qu’Il chasse Adam du paradis. Il condamne le serpent à ramper et à être venimeux. Il suscite chez la femme la convoitise de l’homme et l’oblige à la soumission ainsi qu’à la douleur de ses enfantements. Il astreint l’homme aux travaux et à la peine pour subsister, en affrontant l’hostilité d’une nature et d’une humanité devenues sauvages. Enfin, la mort est entrée dans le monde. L’ordre antérieur est profondément bouleversé et le bien passe désormais par la victoire sur le mal. Nous sommes contraints d’inventer en permanence les moyens d’un bonheur qui n’est plus normal. Et Dieu, conclut la Genèse, « fit à l'homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit » (Gn. 3 : 21).


          L’avoir est donc la conséquence nécessaire du décalage de la nature des choses et des hommes par rapport au projet originel de Dieu. Mais évidemment Aristote ne pouvait que l’ignorer. Cette catégorie recouvre pour lui tous les efforts du genre humain pour palier une blessure inconnue et parvenir tant bien que mal à quelque chose qui ressemble à la félicité, sans pouvoir jamais s’expliquer pourquoi il ne l’atteint finalement pas, alors que rien, dans la nature n'est absurde.

 

Sans doute au jardin d’Éden n’y avait-il que neuf catégories !

 
 
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