“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
Qu'est-ce que la vérité ? « Qu'est-ce que la vérité ? » La réplique désabusée de l'homme de pouvoir, soupçonneux en permanence des intrigues et de la duplicité de son entourage, cette réplique a traversé les siècles de son scepticisme nostalgique. La réponse se résume le plus souvent, pour son auteur, à un rapport de forces : le vainqueur a raison, et le perdant a tort.
Aristote estime la vérité à la fois facile et difficile à atteindre. Quel archer manquerait une porte ? demande-t-il. Toucher la cible est, en effet, la moindre des choses, mais planter sa flèche dans le mille, voilà qui est autrement exigeant. Sa parabole est claire : tout homme est naturellement assuré de pouvoir connaître la vérité, tant qu’il demeure dans une certaine généralité, mais la difficulté s’accroît avec la recherche de précision et de distance. C’est alors qu’interviennent les mœurs intellectuelles, acquises avec la culture et l’étude, qui renforcent, et limitent à la fois, nos démarches rationnelles. Le Stagirite en compte au moins cinq :
Certains n’acceptent qu’une formulation mathématique du savoir, en dehors de laquelle, tout n’est, à leurs yeux, que littérature et sentiments. C’est, dit Aristote en pensant aux pythagoriciens et aux platoniciens, le propre des disciples nourris aux mathématiques dès leur jeune âge. Les esprits concrets, en revanche, ne reçoivent pour vrai qu’un discours émaillé d’exemples et tiennent l’abstraction pour chimérique. Beaucoup, par manque de force intellectuelle, redoutent un jugement personnel et s’en remettent entièrement à l’avis d’autorités reconnues. Les débatteurs, à l’inverse, n’admettent une conclusion qu’après l’avoir discutée de fond en combles ; ils exigent en tout domaine une rigueur scientifique, là même où elle est notoirement impossible. Les libéraux, enfin, méprisent ces affrontements qui leur semblent de mauvaises chicanes ; ils les jugent vulgaires et indignes d’un esprit supérieur. Nous reconnaissons aisément dans cette galerie, le portrait de ceux qui font aujourd’hui profession de philosophe. Ces tournures d’esprit conduisent, chacune à sa manière, l’intelligence jusqu’à un certain degré de vérité ; mais leur partialité même explique leur impuissance à aller au-delà et – surtout – à communiquer entre elles pour éviter le rapport de forces.
C’est pourquoi, conclut notre philosophe, tout intellectuel se doit d’acquérir la pratique de la logique, qui est la méthode des méthodes et la règle des règles. C’est à cette condition impérative que les hommes pourront s’entendre objectivement sans renier leur propre façon de penser, et progresser indéfiniment vers la vérité. À ce compte, la capitalisation des savoirs dans l’histoire de l’intelligence ouvre des perspectives illimitées, car le progrès vers la vérité est œuvre commune, à travers les âges et la somme des génies ; la logique en est la base arrière.
Comment, dès lors, s’étonner que Thomas d’Aquin, prophète de la cohérence entre la raison et la foi, ait tenu à débattre longuement avec ses pairs des vérités naturelles et surnaturelles ? Il le fit sans renier les mœurs intellectuelles du vrai théologien : l’inspiration divine pour fondement premier. Ses armes furent, outre la sainteté de sa vie et son intelligence parfaite, une connaissance impressionnante de la pensée de ses prédécesseurs et de ses contemporains, ainsi qu’une maîtrise sans faille du discours strictement rationnel jusqu’en ses derniers retranchements. De cet épisode de vie intellectuelle collective, porté par toute l’Université de Paris à une incandescence jamais atteinte auparavant ni par la suite, nous avons hérité le traité des Questions disputées sur la Vérité.
Ce trésor inestimable de l'intelligence d'un homme, mais aussi d'une civilisation, eut pu s'enfoncer lentement dans les profondeurs de l'oubli, au rythme de l'incompréhension des cultures passées, de la désaffection quasi généralisée pour la langue latine et de la faillite des éditeurs. Deo gratias, voici qu'il nous est redonné, encore enrichi du savoir-faire de notre temps, grâce à un véritable travail de bénédictin ! Saluons, en effet, l'édition bilingue latin-français de ces Quæstionnes disputatæ de Veritate, sous l'égide des moines de Sainte Madeleine du Barroux (pour la première fois dans son intégralité, en 2 volumes). La présentation est de grande qualité, et la traduction, rigoureuse et simple, s'accompagne d'une introduction, de notes, d'un index et de commentaires qui nous livrent le dernier état de la recherche scientifique, philosophique et théologique sur ce traité. Vous obtiendrez toutes les informations utiles en cliquant ICI.
Au fait, Ponce Pilate, gouverneur exilé dans la plus retorse des contrées de l’Empire, eut sa réponse : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ».