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N° 43 : Face à l’ennemi 23.03.2008

 

Face à l’ennemi. La fuite éperdue d’une armée en déroute ! Voilà ce qu’évoque pour Aristote (à la fin de son traité sur la démonstration) le flot des impressions sensibles tout au long de notre vie éveillée. Sur le champ de bataille, la panique et le désordre envahissent l’esprit des soldats submergés par l’adversaire. C’est chacun pour soi dans les stratagèmes de survie. De façon analogue, nos impulsions sensorielles sont d’abord d’un égoïsme foncièrement intéressé. Même les animaux les plus sociaux ont leur sauvegarde propre pour objectif. L’enjeu n’est autre que de flairer, de voir et de saisir la proie convoitée ou le repaire protecteur. Toute l’activité de nos sens est d’abord dédiée à l’utilitarisme vital, et la peur de la mort exacerbe leurs performances chez le chasseur comme chez le gibier. Commencer à réfléchir, c’est commencer à perdre la piste ; c’est commencer à mourir.

 

      Soudain, poursuit le Philosophe, un soldat s’arrête et se retourne pour faire face. Admirons ce premier. Attitude normale, puisque c’est la nature du soldat d’affronter l’ennemi, et pourtant décision héroïque, car l’homme sait qu’il met sa vie en grand danger. Le premier retour sur image que nous risquons dans notre fuite en avant quotidienne, est de même qualité. Quoi de plus nécessaire pour un être raisonnable, mais quoi de plus angoissant, que d’oser une fois se détacher des impératifs vitaux ? Notre intelligence est faite pour contempler dans le repos. Toutefois, les exigences charnelles qui l’assiègent, l’en détournent au point de lui faire oublier et même renier sa raison d’être. Attention cependant ! oser cette halte inaugurale nous introduit dans une dynamique nouvelle non moins impérieuse : nous ne subissons plus comme l’animal les impressions au fil de l’eau mais nous nous installons pour observer. Nous commençons alors à nommer ce que nous voyons, à le détailler et à le mémoriser, sans aucune intention pragmatique. Juste pour connaître. Comme l’hoplite se retourne non plus pour sauver sa vie, mais juste pour se battre.

 

      Le soldat d’Aristote fait école : un autre, encouragé par son exemple, s’arrête à ses côtés et ressort les armes ; puis un autre et un autre encore ... Un contre-courant vient de sourdre et avec lui, la force du nombre. Encore fragile, le groupe peut déjà s’organiser. Il en va de même de la vie intellectuelle. En multipliant les observations, l’être humain peut comparer, différencier, classer. Il demeure toujours dans le concret de ce qui lui apparaît, mais se forge progressivement une sagesse réaliste qui fait sa force. Même certains spécimens d’animaux âgés en présentent des traces : on ne reprend plus un vieux loup au même piège. L’accumulation réfléchie d’observations capitalisées nous permet d’apprécier la constance qui relie différents phénomènes entre eux. C’est la longue sédimentation de nos jugements concrets que nous appelons notre expérience humaine.

 

      A partir de combien de fuyards retournés, le groupe reforme-t-il un contingent en ordre de bataille ? Difficile à estimer. Un nombre minimum, une volonté commune et quelques structures fondamentales suffisent à transformer une bande en armée. En franchissant ce palier, ils peuvent redéployer une stratégie d’ensemble et décupler leur efficacité grâce à leur unité recouvrée. L’analogie est claire : en hiérarchisant et en désenclavant ses expériences, notre intelligence prend assez rapidement de la hauteur par rapport aux sensations concrètes et aux constats factuels. Elle devient apte à porter des jugements universels et abstraits sans devoir nécessairement passer en revue tous les cas possibles. Les règles de l’art sont dès lors établies et le guérisseur devient médecin, le bâtisseur architecte, l’arpenteur géomètre, le scribe écrivain et l’expert savant.

 

      Le courage de ne plus subir, le détachement des nécessités pratiques et le souci d’une vision globale intronisent l’art et la science au cœur de notre vie. Nous guidant désormais sur l’intelligence des principes universels que nous avons induits des réalités concrètes, nous avons reconquis notre liberté contre l’incessante pression des images et des appétits qui asservissent l’existence sauvage.

 

 
 
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