Lettres du Grand Portail

18/10/2023 N° 85 Vacances 06/05/2023 N° 84 Oxymore 09/01/2023 N° 83 : Corrida 10/09/2022 N° 82 : Vivre, c'est être 03/01/2022 N° 81 : Les cinq piliers 03/10/2021 N° 80 : Dieu sujet de science ? 03/06/2021 N° 79 : Somme théologique 27/10/2020 N° 78 : Le vide 08/04/2020 N° 77 : Aubenque a résolu le problème de l'être 03/11/2019 N° 76 : Théologie 25/06/2019 N° 75 : Magnificence 10/03/2019 N° 74 : Le temps 27/11/2018 N° 73 : Terre sainte 22/07/2018 N° 72 : L'âme 02/04/2018 N° 71 : YHWH 06/02/2017 N° 70 : Votez Clovis 16/12/2016 N° 69 : Pourquoi philosopher ? 05/08/2016 N° 68 : Les Innocentes 10/06/2016 N° 67 : Chanter 24/04/2016 N° 66 : Look 15/02/2016 N°65 : Gratuité 15/12/2015 N° 64 : Famille, famille 02/09/2015 N°63 : ΠΕΡΙ ΕΡΜΗΝΕΙΑΣ 01/08/2015 N° 62 : Le moment de la Création 23/04/2015 N° 61 : Preuves de l'inexistence de Dieu 10/03/2015 N° 60 : Apocalypse 10/01/2015 N° 58 : Episode cévenol 15/08/2014 N° 57 : Jean-Baptiste 20/01/2014 N° 56 : La logique est tout un art 02/08/2013 N° 55 : L'art imite la nature 10/02/2013 N° 54 : Qu'est-ce que la vérité ? 30/01/2012 N° 52 : Mystique et métaphysique 30/03/2011 N° 51 : Dialectique et métaphysique 19/09/2010 N° 50 : Ostensione 2010 25/02/2010 N° 49 : Franc 10/11/2009 N° 48 : Lévi-Strauss a rejoint le Père Structurel 10/06/2009 N° 47 : Religion 20/02/2009 N° 46 : La voie vers la métaphysique 29/06/2008 N° 44 : Les anciens comme les modernes 23/03/2008 N° 43 : Face à l’ennemi 19/12/2007 N° 42 : Matières à penser 29/09/2007 N° 41 : Evolution 30/04/2007 N° 40 : Commencer en philosophie ? 26/02/2007 N° : 39 Le fantôme de l’Ile d’Yeu 25/11/2006 N° 38 : Polarisée ? 16/08/2006 N° 37 : Starac’ Ethique 23/03/2006 N° 36 : Avoir

N° 47 : Religion 10.06.2009

 

Religion. Découvrir la place de la religion dans l’éthique de Thomas d’Aquin est toujours une source d’étonnement. On s’attendrait en effet, à voir en elle l’expression vivante du catholicisme véritable et la perfection de la charité surnaturelle. On imaginerait volontiers qu’elle abolisse toutes les fausses religions, en les réduisant à des caricatures infernales ou à des obstacles rédhibitoires pour le salut des hommes. Si ces jugements demeurent vrais dans un contexte précis, ils sont pourtant loin d’offrir l’intégralité de la conception thomasienne.

 

      Remarquons tout d’abord comment, pour ouvrir la question, la Somme théologique (IIa IIæ, q 80 et ss), se place globalement sous l’égide d’Aristote, et tout particulièrement sous l’autorité de Cicéron. Il n’est pas neutre en effet, que les sentences de deux penseurs païens qui auraient peut-être combattu le catholicisme s’ils l’avaient connu (à en juger par certains de leurs disciples) président solennellement à une réflexion théologique approfondie, conduite par le plus grand docteur de l’Église.

 

      Pour Aristote, et c’est une surprise supplémentaire, la religion est la pratique la plus élevée de la vertu de justice. Rappelons que selon notre philosophe, toute l’éthique humaine se concentre dans l’agir vertueux, véritable discipline de vie patiemment acquise dans ses quatre dimensions : une double dimension de maîtrise de soi, par la force de caractère et la pondération des passions ; une dimension mentale, avec l’intelligence des situations et la prise de décisions éclairée ; et, par-dessus tout, une dimension de respect d’autrui, en sa qualité de membre de l’espèce humaine mais aussi d’individu, avec l’amour de la justice. Etre juste, c’est aimer rendre à autrui ce qui lui revient.

 

      De sorte qu’agir en homme religieux, c’est marquer la dette et l’estime que nous portons envers un autre, envers le "Tout Autre", devrions-nous dire ; c’est vouloir Lui rendre justice à la mesure de nos possibilités, pour le don inouï de l’être et de la vie. Cicéron écrit : « rendre les devoirs d’un culte sacré à l’être divin ». Ce culte est à la fois intime et extérieur, personnel et communautaire, car l’homme est simultanément esprit et corps, individu et peuple. Honorer Dieu est naturel à l’homme, à tout homme, et c’est le point marquant de notre réflexion. La vertu de religion est une vertu pleinement humaine, pleinement naturelle, pleinement sociale. Chacun de nous est appelé à être davantage religieux pour être meilleur homme et meilleur citoyen, quelles que soient par ailleurs nos croyances ou notre foi. Il n’y a pas, dans cette perspective, de bonne ou de mauvaise religion, mais seulement des caractères plus ou moins religieux, plus ou moins épris de justice, plus ou moins vertueux, plus ou moins humains.

 

      En son cœur, l’homme pratique la religion par deux attitudes mentales fondatrices : l’abandon à Dieu, révérence de la volonté, et la prière, révérence de l’intelligence. Il s’efforce en permanence de vouloir ce que Dieu voudrait et pour y parvenir, il entretient avec Lui un dialogue intérieur ininterrompu. L’abandon à Dieu mûrit donc dans la prière, et suscite la très grande allégresse du devoir pleinement accompli. L’homme est fait pour la prière. Son esprit peut tout demander, s’il veut demander ce que Dieu veut. Mais il a aussi le désir de louer, de rendre grâce, ou tout simplement de laisser vagabonder ses pensées dans une méditation sans règle. Sa paix spirituelle est à son comble lorsqu’il partage sa dévotion et sa prière avec ses frères. Mais l’être humain est de chair également. Et son corps doit participer à cette œuvre de justice. Par des gestes et des attitudes, par les devoirs de la charité fraternelle, par une liturgie collective et civique. Car l’homme éduque son esprit avec les actes extérieurs qu’il pose et qu’il renouvelle, pour sa joie ou pour son malheur selon les choix qu’il opère.

 

      Voir la religion comme une vertu naturelle illumine notre temps sur deux sujets particulièrement actuels :

 

      • L’institution politique de la laïcité d’État est un vice contre-nature. Proclamer l’existence de Dieu et vouloir Lui rendre l’honneur qui Lui est dû n’est en rien une option privée en fonction de sa foi personnelle. C’est un constat de l’intelligence portée par la volonté de justice la plus haute. Il ne s’agit pas nécessairement de déclarer l’adhésion officielle d’une nation à telle ou telle religion, lorsque la sociologie des croyances est multiple et que la prudence politique commande d’entretenir la concorde entre les citoyens. Il est plutôt question, pour un peuple civilisé, de marquer dans ses actes politiques majeurs, « ses devoirs d’un culte sacré à l’être divin », selon des normes purement naturelles et sociales. L’invocation du nom de Dieu, la prière collective, l’action de grâce à la Providence, et d’autres pratiques comparables sont le minimum politique exigible.

 

      • La liberté religieuse est un droit sacré pour tout homme, quelles que soient ses croyances. Car la religion n’est pas la foi, mais une conséquence mentale et gestuelle de la gratitude de l’âme. Certes, il existe un lien entre la profondeur des vérités professées et le style de manifestation de sa reconnaissance. Certes, toutes les pratiques religieuses ne sont pas équivalentes et certaines sont mêmes parfaitement condamnables. Mais au fond, saint Thomas semble dire que l’humble confession d’un Dieu tout puissant et rémunérateur suffit déjà à susciter les premières marques d’une religion authentiquement vertueuse.

 

      Les critères de superstition sont clairs : les manifestations religieuses légitimes doivent s’adresser à Dieu Lui-même, et en aucun cas à des esprits ou à des hommes, encore moins à des forces naturelles ou des idoles artificielles ; elles ne doivent pas non plus aller contre les autres préceptes de la justice individuelle et sociale (respect des faibles, de la femme, de la vie, des biens, etc.), car sinon, la justice ferait obstacle à la justice ; elles ne doivent pas enfin rechercher quelque pouvoir occulte de divination ou de guérison qui prétendrait faire de certains hommes des dieux. Les États ont le droit et même le devoir de légiférer contre ces dérives.

 

      La vertu de religion n’est pas en elle-même salvatrice, car elle demeure naturelle. Mais elle contribue grandement à la bonification de la terre sur laquelle le Semeur ne manquera pas de semer. Cette seule espérance interdit toute atteinte à la liberté de son exercice.

 

 
 
Pour recevoir notre newsletter, saisissez votre adresse email :