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N° 78 : Le vide 27.10.2020

      La vénérable revue La Recherche vient de sortir un « Numéro double sur le vide ». Le trait d’ironie pourrait être facile : deux fois rien égale … Eh bien, à en lire l’article de R. Mansuy, professeur de mathématiques au prestigieux lycée Saint Louis, la réponse n’est pas évidente. Zéro est un “ensemble vide” car il ne contient aucun élément, et il est noté : Ø. Mais grâce à lui, l’auteur veut engendrer les nombres entiers en définissant à chaque fois un ensemble contenant pour éléments les ensembles qui le précèdent. Ainsi, l’ensemble contenant l’ensemble vide pour unique élément, serait noté : {Ø} et vaudrait 1 (puisqu’il contient un élément) ; puis, l’ensemble contenant l’ensemble vide plus l’ensemble que l’on vient de définir, serait noté : {Ø, {Ø}} et vaudrait 2 (deux éléments) ; puis 3, regroupant les ensembles précédents, serait noté : {Ø, {Ø}, {Ø, {Ø}}}, et ainsi à l’infini.

 

      On doit donc comprendre que le mathématicien ne s’intéresse plus à la valeur des éléments contenus dans ces ensembles, qui est nulle par principe, mais à leur nombre, égal au minimum à un. Ce qui nous reconduit à l’antique intuition grecque : c’est bien l’unité qui est le germe des nombres naturels. En ce sens particulier, une fois zéro égale un, deux fois zéro égale deux, trois fois zéro, trois, etc. Comme l’écrivait déjà Aristote, deux se compte après un en ajoutant une unité et trois, de la même façon après deux, etc. Cette notion de vide, comme celles de puissance ou d’opération, connaît donc une signification très détournée en mathématiques. Cela n’ôte rien, bien sûr, à sa pertinence en la circonstance.

 

      Revenons-en au thème véritable, à savoir le vide dans l’Univers. Comme pour notre lettre sur Le temps, nous nous en tenons aux seuls propos exprimés dans la revue. Passons outre la présentation philosophique d’un certain P. Clavier de l’Université de Lorraine, présentation dont la teneur illustre à merveille le sujet, et notons à la place que “vide” peut se prendre en trois sens.

 

      1°- Le vide absolu, tout d’abord, équivalent au pur néant de contenu. Aristote rejette avec force son existence dans la nature. Deux de ses arguments n’ont rien perdu de leur actualité. Un premier anticipe le principe d’Archimède. Lorsqu’on plonge un corps dans l’air ou l’eau, il déplace un volume équivalent au sien. Mais que se passe-t-il si on le plonge dans le vide ? Là où le corps est présent, sa place n’est pas vide puisqu’il y est ; elle est pleine du corps et vide de vide. Mais si le corps se déplace dans le vide l’entourant, par quoi cette place non vide, laissée libre au fur et à mesure de l’avancée du corps, est-elle occupée en remplacement ? Par le vide déplacé par le corps en mouvement comme pour l’air ou l’eau, provoquant alors un mouvement de vide ? Ou bien par un vide de vide ? Une autre réponse ? On comprend qu’on plonge en fait ce corps dans l’absurde.

 

      Le deuxième argument nous fait remonter, après Galilée, à la Tour de Pise, avec six boules identiques. Nous les lâchons simultanément, une dans une colonne contenant une substance liquide ou visqueuse plus dense que l’eau, une dans une colonne d’eau, une dans une colonne contenant un liquide ou un gaz de densité intermédiaire entre l’eau et l’air, une dans une colonne d’air, une dans une colonne contenant un gaz plus léger comme l’hélium, enfin une dans une colonne contenant une substance aussi éthérée que l’on voudra. Le milieu offrira une résistance d’autant moins forte que sa densité est moins grande et la chute sera d’autant plus rapide. Si donc, l’on repère les positions des boules à un moment précis (avant l’arrivée de la plus prompte), elles forment une courbe en fonction de la densité du milieu où chacune baigne.

 

      Par conséquent, conclut Aristote, quelle que soit la vitesse finie d’une boule lâchée dans le vide, il existerait toujours un plein dont le peu de densité permettrait une vitesse égale. Le vide n’entretient pas de proportion avec le plein et il n’y a pas de vitesse finie de chute propre au vide. D’ailleurs, dans une étonnante prémonition du principe newtonien d’inertie, Aristote déclarerait qu’une septième boule, lâchée dans une colonne où régnerait le vide absolu, resterait au repos en haut de la Tour de Pise au lieu de tomber.

 

      Ce vide, que les physiciens ont parfois appelé “vide géométrique” (article de l’astrophysicien M. Lachièze-Rey) c’est-à-dire abstraction faite de toute matière physique, ce vide-là n’existe pas dans la nature et aucun scientifique, aujourd’hui, ne prétend le contraire. Le jugement d’Aristote sur l’impossibilité de mouvement en lui se trouve aussi confirmé. Comme l’explique l’article de P. Marage (physicien de l’Université Libre de Bruxelles), un tel vide est qualifié de “métaphysique” et se voit délaissé au profit du vide dit “de Boyle” qui nous introduit à la deuxième signification du terme vide.

 

      2°- En un deuxième sens, donc, beaucoup plus relatif, on déclare vide le récipient dont le contenu habituel a disparu, comme la bouteille de vin dont la dernière goutte a été bue ; elle est vide de vin, hélas, mais pas de tout contenu ; elle est emplie d’air. Tel est le vide de Pascal ou de Boyle. Il s’agit d’un vide d’atmosphère provoqué dans un récipient qui en contient à l’état naturel. C’est aussi, à un niveau beaucoup plus élaboré, la notion contemporaine en sciences physiques : est vide ce qui a été vidé de matière, autrement dit de particules, mais laisse encore la place aux ondes et aux champs. Cette conception actuelle rend d’ailleurs caduque la précédente, et retourne contre leurs auteurs les sarcasmes sur « l’horreur du vide ».

 

      Il est surprenant de constater combien les progrès de la science s’accompagnent d’une régression philosophique au matérialisme grossier de Démocrite : un univers formé d’agglomérats d’atomes entourés de vide absolu. Cette grossièreté n’est toujours pas absente de la science contemporaine lorsqu’elle conçoit la matière comme une particule. Cela n’avait pas de sens pour Aristote et n’en a plus de nos jours, là où le troisième sens du mot vide s’impose.

 

      3°- Est vide, en effet, mais en un sens plus lâche encore, le réceptacle où ne reste qu’une quantité négligeable de contenu, indispensable néanmoins au maintien du contenant. C’est ainsi qu’une terrasse de café ou une salle de cinéma est dite vide lorsqu’il y a à peine assez de clients pour ne pas fermer ; on dira vide, également, un stock de marchandises descendu au seuil critique de couverture du délai de réapprovisionnement.

 

      C’est toute l’histoire du concept d’éther. Pour Aristote, l’univers est plein d’une substance extrêmement subtile quoique toujours matérielle, dont le mouvement circulaire premier entraîne celui de l’ensemble des corps célestes. Au cours de l’histoire des sciences, le concept d’éther fut plusieurs fois rejeté et réhabilité. Il semble qu’aujourd’hui aussi bien l’astronomie einsteinienne que la mécanique quantique ne puissent s’en passer.

 

      On appelle vide un état minimal de matière ou de champ emplissant le cosmos. Ainsi, M. Lachièze-Rey écrit : « Dans la nouvelle théorie de la gravitation de la Relativité Générale, l’espace-temps est muni d’une forme qui représente le champ gravitationnel et remplit la fonction d’éther. Le vide de la Relativité Générale est la configuration fondamentale de cet espace-temps » ; et également : « La théorie quantique des champs s’occupe du vide ; le vide n’est pas l’absence de champ, mais un état particulier du champ ... Le vide est empli en permanence d’un champ électromagnétique se propageant à la vitesse de la lumière ». Ou encore, A. Blanchard, astrophysicien de l’Université de Toulouse, toujours dans ce numéro double de La Recherche : « Le vide doit être vu comme un fluide … L’état d’énergie minimal d’un champ est la définition quantique du vide ».

 

      Nous laisserons donc la conclusion à P. Marage : « Les savants scolastiques méditeront sur l’impossibilité dans le vide de penser la distance. Réflexion extraordinairement profonde qui rejoint, par-delà Newton, la Relativité Générale d’Albert Einstein ». Et, bien avant les scolastiques, le génie des intuitions d’Aristote, qui, après une période d’obscurcissement de la pensée (qu’on a pourtant baptisé sans vergogne “Siècle des Lumières”) retrouve toute sa splendeur.

 
 
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