“Le but de la philosophie n'est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais bien quelle est la vérité des choses”
En 1266, alors âgé de 42 ans, saint Thomas d'Aquin entame à Rome l'écriture de son chef d'œuvre, la Somme théologique, un peu avant son dernier séjour parisien, apogée de sa carrière de Maître en théologie. Il rend son âme à Dieu en 1274, sur le chemin de Naples à Lyon, convoqué à un concile pour la réconciliation des chrétiens, et laisse inachevée cette Somme et quelques autres livres en chantier, pour le plus grand désespoir de ses disciples jusqu'à nos jours.
"Somme" ne veut pas dire exhaustif, ni summum ou sommet. Ici, la signification du mot latin summa est plutôt à rapprocher du français "résumé" (même racine). C'est une synthèse d'initiation à la théologie auprès d'étudiants débutants … Mais qui ne sont pas les premiers venus, car ils ont achevé leur cursus de philosophie. La Somme est donc la porte d'entrée de la théologie.
Ensuite, elle n'est pas à proprement parlé un traité de "science" théologique, comme le sont les commentaires sur l'Évangile de Jean ou l'Épître aux Romains, ou encore ceux sur le Livre de Job ou sur les Psaumes, pour l'Ancien Testament. Ici, Thomas suit le texte biblique ligne à ligne et mot à mot pour dégager le sens historique et la portée spirituelle des Écritures sacrées. La Somme, en revanche, répond à une tout autre structure, celle d'un manuel d'étude.
Enfin, la Somme théologique est une œuvre incompréhensible ou pire encore, faussement limpide, pour quiconque voudrait l'aborder d'emblée. Elle porte la marque de son époque, tant à l'égard des connaissances scientifiques, médicales ou historiques, que du vocabulaire et du style médiévaux. Sans oublier quelques considérations sur les bûchers ou la gent féminine qui paraîtraient fort immorales de nos jours. Sa fréquentation demande donc une longue et minutieuse préparation afin de la comprendre pour ce qu'elle dit vraiment. Il faudrait, pour présenter cette cathédrale de l'esprit d'environ 5 000 pages, peut-être le décuple.
Ce n'est donc pas l'objet d'une lettre. Nous allons nous intéresser à quelques lignes du tout début, qui sont souvent délaissées. Saint Thomas alerte sur les principales erreurs pédagogiques qui mettent en péril une initiation intellectuelle.
Premier défaut : « L'accumulation d'arguments et de développements inutiles », lorsque l'enseignant, reconnu comme une sommité incontestée dans sa partie, ne sait pas (ou ne veut pas ?) s'adapter à ses élèves mais s'adresse à eux comme à des pairs. Il noie son auditoire en multipliant les considérations savantes sans aborder les principes de sa discipline, qui lui paraissent aller de soi. Saint Thomas avait certainement en tête les volumineux Commentaires des Sentences, exercice obligé des maîtres de son époque. Mais nous pouvons aussi évoquer l'historien, par exemple, qui détaillera tous les faits d'une bataille mais négligera de la situer dans ses tenants et aboutissants parce que cela lui semble évident ; ou le psychologue qui décrira une maladie mentale dans ses moindres symptômes et variantes, sans la rattacher à ses causes qu'il présuppose bien connues. Or, l'étudiant, ignorant par définition, ne peut formuler de lui-même les principes ni établir les liens de cause à effet ; il n'entre donc pas dans l'essentiel d'un savoir.
Deuxième erreur : « Suivre le fil des textes et non pas l'ordre de progression d'une discipline ». Saint Thomas pense sans doute à un enseignement de la Bible livre après livre sur le modèle de la Lectio divina. C'est un défaut fréquent lorsqu'on veut initier à un courant de pensée dominé par un auteur, comme le kantisme, le marxisme ou autre. Plutôt que de commencer par une synthèse de la pensée en question, on propose de la découvrir en étudiant ses œuvres dans l'ordre chronologique, ou en se concentrant sur un titre majeur, page après page. L'intelligence de l'étudiant est alors livrée à un mélange qui sera long à décanter. L'ordre séquentiel n'est en effet guère plus explicatif que l'ordre alphabétique d'un dictionnaire.
Troisième faute, tentante et dangereuse : « débattre des occasions qui se présentent ». À l'époque de Thomas, ces sujets étaient nombreux : la condamnation des œuvres d'Aristote, la légitimité de la mendicité, l'unicité de l'intelligence pour tout le genre humain, ou encore la triplicité de l'âme humaine ... Ces thèmes ne sont pas absents de la Somme, mais ils sont sobrement traités à leur place et sans plus de considération que les autres. De nos jours, combien de cours universitaires sur des sujets comme "le réchauffement climatique", "le remboursement de la dette Covid", "le féminicide", "la radicalisation religieuse", etc. ? L'actualité passagère prend le pas sur la formation en profondeur. C'est hélas le cas jusque dans l'enseignement primaire et secondaire. Or, juger à chaud d'événements contemporains suppose une maîtrise achevée de la science pratiquée pour ne pas sombrer dans les slogans idéologiques. Ce n'est évidemment pas le cas d'un étudiant que l'on a à charge d'initier.
Quatrième défaut : « La répétition fréquente qui engendre lassitude et confusion ». La répétition est le travers d'un enseignement fragmenté, lorsque le professeur passe d'un thème à un autre sans transition. La succession de questions hétérogènes oblige à revenir sans cesse sur les principes universels pour les appliquer à chaque cas concret. C'est le danger qui menace en permanence une œuvre encyclopédique ou un dictionnaire thématique. C'était aussi le risque d'une Somme, que Thomas réussit à vaincre en lui donnant une structure organique d'ensemble, définie du début à la fin, qui permette de préciser à chaque instant la place de la question ou de l'article abordé. Un vrai plan architectural.
Par ces quelques remarques, Thomas nous dit ce que ne veut pas être sa Somme théologique : ni un concentré d'érudition, dont il fera pourtant preuve dans certains commentaires notamment logiques, ni un commentaire textuel, comme il en rédigera pour la Bible ou pour Aristote, ni une discussion sur les questions d'actualité, qu'il n'hésite pourtant pas à soutenir ailleurs avec les artiens, les séculiers ou les franciscains de son temps, et encore moins un patchwork de thèmes disparates, à l'image de certains index contemporains.
Saint Thomas connaissait bien les travers des universitaires de son époque. L'incroyable est que ce soient exactement les mêmes aujourd'hui !